ÉDITH. – Tu sais ce que disait papa : « La chose que tu as le mieux réussie dans ta vie, le seul acte dont tu puisses te glorifier est de ne pas avoir épousé Jean ! »… […]
Elle rit. Julienne et Élisa l'imitent.
ÉDITH. – Papa est mort, il me reste Jean. Et Jean s'en va à Londres… Je suis une
vieille pomme desséchée.
Silence.
JULIENNE. – Si vous êtes une vieille pomme desséchée, qu'est-ce que je devrais dire !…
ÉDITH. – Vous avez des enfants, vous avez des petits-enfants, vous avez un mari, une famille… Vous vous maquillez, vous vous habillez…
JULIENNE. – Alors ça, rien ne vous empêche de vous maquiller et de vous habiller !… […]
ÉDITH. – J'ai connu un homme. Une nuit… Mon chef de service, rien au monde de plus banal… Un soir, je l'ai attendu près de sa voiture, je lui ai dit « J'ai envie de rester avec vous cette nuit »… Il a répondu « Toute cette nuit ? » J'ai dit « Oui »… (
Un temps.) Je n'étais ni maquillée, ni rien du tout… J'étais comme je suis… […] Nous sommes allés chez lui. Il m'a offert un verre. Il s'est déshabillé et nous nous sommes couchés comme une chose très naturelle… […] J'ai pleuré… Nous sommes restés un moment serrés l'un contre l'autre, et puis il s'est retiré et moi je suis allée me cacher à l'autre bout du lit… Il m'a dit : « Qu'est-ce
qu'il y a ? » Il s'est penché, il a mis sa main dans mes cheveux, il a touché ma joue,
il m'a dit « Viens »… Il m'a soulevée, et je suis retournée me blottir contre lui…
Il m'a dit « Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu pleures ? C'est à cause de moi ? » J'aurais voulu dire oui et j'ai dit non, parce que sa question signifiait « Je n'ai pas été comme tu voulais ? » et que justement il avait été, dans le moindre geste, dans toute cette ardeur un peu lasse, exactement ce que je voulais…
Un temps.
ÉLISA. – Tu l'as revu ?
ÉDITH. – Au bureau, oui. Rien d'autre… Il est parti depuis.
Silence.
ÉDITH. – À trente-neuf ans… J'avais trente-neuf ans… Je n'étais pas une amoureuse…
Je ne savais rien faire… Si cet homme m'avait regardée, j'aurais pu me rendre plus coquette peut-être…
Un temps.
ÉDITH – l'enterrement, ce matin – ce souvenir m'obsède aujourd'hui –, j'ai imaginé qu'il apparaissait derrière un arbre… Il restait un peu à l'écart et ne me quittait pas des yeux… Toutes les femmes racontent les mêmes histoires.
[
… À Élisa.] Pourquoi tu es venue ? […] Quand je t'ai vue arriver, j'ai pensé que tu étais folle…
ÉLISA. – Tu le penses toujours ?
ÉDITH. – Oui…
ÉLISA. – Alors pourquoi tu me poses la question ?
ÉDITH. – (
à Julienne, qui en dépit de sa gêne et
d'une croissante incompréhension s'efforce d'avoir l'air neutre). – Cette femme, ma chère Julienne, a rendu fous mes deux frères.
ÉLISA. – N'exagère pas.
ÉDITH. – Éperdus d'amour, si tu préfères !… Ne
fais pas cette tête, je ne suis pas aveugle, tu sais…
ÉLISA. – Tu as tort. J'aimerais que tu aies raison,
mais tu as tort… (
À Julienne.) Si vous le permettez madame, je vais rétablir la vérité pour vous : j'ai simplement vécu avec Alex, et je suis moi-même « éperdue d'amour » pour Nathan. Voilà… Vous avouerez que c'est assez différent.
Julienne sourit poliment.
ÉDITH. – Tu as été sa maîtresse ?
ÉLISA. – Une nuit…
ÉDITH. – Alex le sait ?
ÉLISA. – Non. Je ne crois pas… Une nuit d'amour et de séparation… (
Elle sourit.) La même que toi avec le chef de service…