Alors que Descartes affirmait que la conscience peut se connaître clairement et distinctement
elle-même dès qu'elle s'y efforce, Leibniz affirme qu'il existe des petites perceptions dont nous
n'avons pas conscience, des pensées « sans aperception ni réflexion ».
D'ailleurs il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité
de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexiona, c'est‑à‑dire
des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce
que les impressions sont trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en
sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part, mais jointes à d'autres, elles
ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans
l'assemblage. C'est ainsi que la coutume fait que nous ne prenons pas garde au
mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout
auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours
nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde,
à cause de l'harmonie de l'âme et du corpsb ; mais les impressions qui sont dans
l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez
fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, qui ne s'attachent qu'à des
objets plus occupantsc. Toute attention demande de la mémoire, et quand nous
ne sommes point avertis pour ainsi dire de prendre garde à quelques-unes de nos
propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans
les remarquer. Mais si quelqu'un nous en avertit incontinent et nous fait remarquer
par exemple quelque bruit qu'on vient d'entendred, nous nous en souvenons
et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception
ne venant dans ce cas d'avertissement qu'après quelque intervalle, pour petit qu'il
soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions
distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement
ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est sur le rivage. Pour entendre
ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce
tout, c'est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne
se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu'il
ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seulee. Car il faut qu'on en soit
affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de
chacun de ces bruits, quelque petits qu'ils soient ; autrement on n'aurait pas celle
de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose.
Aide à la lecture
a. Si une perception est sans aperception,
c'est que nous n'en avons pas
conscience.
b. L'harmonie de l'âme et du corps
signifie que les affects de l'âme correspondent
aux affects du corps.
c. « Des objets occupants » sont des
choses qui concentrent l'intérêt et
l'attention.
d. Il faut qu'un tiers intervienne sans
attendre (incontinent) pour que le
sujet prenne conscience d'une perception
que l'oubli pourrait effacer.
e. De la même manière, lorsque l'on
écoute un morceau de musique, on
n'entend pas toutes les notes. Pourtant,
elles existent pour former le
morceau que l'on entend.