Texte fondateur
La théorie freudienne de l'inconscient a rencontré de nombreux opposants parmi les médecins, philosophes, et auprès de l'opinion publique. Freud défend ici l'hypothèse d'un inconscient, conçu comme une force dynamique qui a une influence sur nos conduites. Cette hypothèse lui semble nécessaire pour comprendre l'origine de la plupart de nos pensées et légitime car elle permet de soigner.
On nous conteste de tous côtés le droit d'admettre un psychique inconscient et
de travailler scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l'hypothèse de l'inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de l'existence de l'inconscient. Elle est nécessaire, parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunairesa ; aussi bien chez l'homme
sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui,
pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Ces actes ne sont pas seulement les actes manqués et les rêves, chez l'homme sain, et tout ce qu'on appelle symptômes psychiques et phénomènes compulsionnels chez le maladeb ; notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine, et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolonsc les actes inconscients inférés. Or, nous trouvons dans ce gain de sens et de cohérence une raison, pleinement justifiée, d'aller au‑delà de l'expérience immédiate. Et s'il s'avère de plus que nous pouvons fonder sur l'hypothèse de l'inconscient une pratique couronnée de succès, par laquelle nous influençons, conformément à un but donné, le cours des processus conscients, nous aurons acquis, avec ce succès, une preuve incontestable de l'existence de ce dont nous avons fait l'hypothèse. […]
On peut aller plus loin et avancer, pour étayer la thèse d'un état psychique
inconscient, que la conscience ne comporte à chaque moment qu'un contenu
minime si bien que, mis à part celui‑ci, la plus grande partie de ce que nous nommons connaissance consciente se trouve nécessairement, pendant les plus longues périodes, en état de latenced, donc dans un état d'inconscience psychique.
Si l'on tenait compte de l'existence de tous nos souvenirs latents, il deviendrait parfaitement inconcevable de contester l'inconscient. Nous nous heurtons alors à l'objection selon laquelle ces souvenirs latents ne devraient plus être qualifiés de psychiques mais correspondraient aux restes de processus somatiques, dont le psychique pourrait ressurgire. Il n'est pas difficile de rétorquer qu'au contraire le souvenir latent est, indubitablement, le reste d'un processus psychique.
Mais il importe davantage de bien se rendre compte que l'objection repose sur l'assimilation non exprimée, mais posée d'emblée, entre le conscient et le psychique. Cette assimilation est ou bien une petitio principii qui ne permet plus de se demander si tout psychique doit aussi être conscient, ou bien une affaire de convention, de terminologie. Sous cette dernière forme, elle est naturellement, comme toute convention, irréfutable.f La question demeure néanmoins
ouverte de savoir si elle se révèle suffisamment utilisable pour que l'on
doive s'y rallier. On est en droit de répondre que l'assimilation conventionnelle du psychique et du conscient n'est absolument pas utilisable. Elle brise les continuités psychiques, nous précipite dans les difficultés insolubles du parallélisme psycho‑physique, prête le flanc au reproche de surestimer, sans fondement évident, le rôle de la conscience et nous contraint à abandonner prématurément le domaine de la recherche psychologique, sans pouvoir nous apporter de dédommagements tirés d'autres domaines. […]
Le refus obstiné d'accorder un caractère psychique aux actes psychiques latents
s'explique par le fait que la plupart des phénomènes considérés n'ont pas été un objet d'étude en dehors de la psychanalyse. Celui qui ne connaît pas les faits pathologiques, qui se borne à tenir les actes manqués des hommes normaux pour des hasards et se contente de la vieille sagesse selon laquelle tout songe est mensonge, celui-là n'a plus besoin que de négliger encore quelques énigmes de la psychologie de la conscience pour s'épargner l'hypothèse d'une activité psychique inconsciente.
Aide à la lecture
a. L'adjectif « lacunaires » renvoie à l'idée que des éléments échappent à la conscience.
b. Les malades traités par Freud présentent
des symptômes variés,
notamment des gestes répétitifs qui
semblent involontaires et commandés
par une pulsion.
c. Interpoler signifie qu'on intercale un troisième élément entre deux données connues, afin de rendre l'ensemble continu.
d. La latence est ce qui est présent, mais qui ne se manifeste pas pour
le moment.
e. Il s'agit de processus corporels, issus d'un fonctionnement purement matériel du cerveau.
f. Pour envisager l'existence d'un état psychique inconscient, il ne faut pas affirmer d'emblée que le psychisme est seulement composé de
la conscience. Ce serait une faute logique, nommée « pétition de principe », qui consiste à affirmer d'abord ce que l'on devrait démontrer ensuite.