Philosophie Terminale

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SECTION 1 • Le roseau pensant
Ch. 1
La conscience
Ch. 2
L’inconscient
Ch. 3
Le temps
Ch. 4
La raison
Ch. 5
La vérité
SECTION 2 • Le fils de Prométhée
Ch. 6
La science
Ch. 8
L’art
Ch. 9
Le travail
SECTION 3 • L’animal politique
Ch. 10
La nature
Ch. 11
Le langage
Ch. 12
L’État
Ch. 13
Le devoir
SECTION 4 • L’ami de la sagesse
Ch. 14
La justice
Ch. 15
La religion
Ch. 16
La liberté
Ch. 17
Le bonheur
Fiches méthode
Biographies
Annexes
Chapitre 7
Exclusivité numérique

Anthologie complémentaire

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Heidegger
La technique comme arraisonnement

Pour Martin Heidegger, il existe une différence radicale entre les techniques anciennes, comme un pont reliant deux rives ou un moulin à vent, et la technique moderne représentée ici par la centrale hydraulique : celle-ci contraint la nature à nous donner quelque chose, nous la transformons à nos fins, nous l'arraisonnons1 .

  Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.

  Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une production au sens de la poiesis2 . Le dévoilement3 qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour accumuler.

  Une région, au contraire, est provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture d'un autre genre, qui requiert la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui‑ci pour celle d'énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. […]

 La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. […] Mais le Rhin, répondra‑t‑on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure‑t‑il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là‑bas une industrie des vacances.
Martin Heidegger
Essais et Conférences, 1954, trad. A. Préau, © Éditions Gallimard, 1980.

Notes de bas de page

1. La technique impose à la nature sa propre loi.
2. Activité qui vise à la production d'un bien à partir des potentialités naturelles données.
3. Vérité qui apparaît au cours d'une pratique, à travers un certain usage.
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Simondon
Réconcilier l'homme et la machine

Pour Simondon, la technophobie, et en particulier la crainte pour l'homme d'être remplacé par les automates, vient d'une profonde méconnaissance du monde technique. Les machines « ouvertes » nécessitent une intervention humaine permanente.

 L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu'ignorance ou ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l'homme.

 La culture se conduit envers l'objet technique comme l'homme envers l'étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive. Le misonéisme1 orienté contre les machines n'est pas tant haine du nouveau que refus de la réalité étrangère. Or, cet être étranger est encore humain, et la culture complète est ce qui permet de découvrir l'étranger comme humain. De même, la machine est l'étrangère ; c'est l'étrangère en laquelle est enfermé de l'humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l'humain. La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. [...]

 En fait, cette contradiction inhérente à la culture provient de l'ambiguïté des idées relatives à l'automatisme, en lesquelles se cache une véritable faute logique. Les idolâtres1 de la machine présentent en général le degré de perfection d'une machine comme proportionnel au degré d'automatisme. Dépassant ce que l'expérience montre, ils supposent que, par un accroissement et un perfectionnement de l'automatisme, on arriverait à réunir et à interconnecter toutes les machines entre elles, de manière à constituer une machine de toutes les machines. Or, en fait, l'automatisme est un assez bas degré de perfection technique. Pour rendre une machine automatique, il faut sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles. L'automatisme, et son utilisation sous forme d'organisation industrielle que l'on nomme automation, possède une signification économique ou sociale plus qu'une signification technique. Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu'il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l'automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d'une machine recèle une certaine marge d'indétermination. C'est cette marge qui permet à la machine d'être sensible à une information extérieure. C'est par cette sensibilité des machines à de l'information qu'un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l'automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle‑même, dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. Loin d'être le surveillant d'une troupe d'esclaves, l'homme est l'organisateur permanent d'une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d'orchestre.
Gilbert Simondon
Du mode d'existence des objets techniques, 1958, © Aubier, Flammarion, 2012.

Notes de bas de page

1. Hostilité à l'égard du progrès.
2. Celui qui voue un culte.
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Aristote
La main, outil d'outils

L'homme est en apparence l'animal le moins bien pourvu en outils pour se défendre. Or Aristote nous invite à dépasser cette apparence, en montrant que, tel un couteau-suisse, la main a la capacité d'être un grand nombre d'outils à la fois.

 Ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais c'est parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable d'utiliser le plus grand nombre d'outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l'homme n'est pas naturellement bien constitué, qu'il est le plus désavantagé des animaux, parce qu'il est sans chaussures, qu'il est nu et n'a pas d'armes pour combattre, sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense, et il ne leur est pas possible d'en changer. Ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir comme pour faire tout le reste, il leur est interdit de déposer l'armure qu'ils ont autour du corps et de changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d'en changer, et même d'avoir l'arme qu'il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir.
Aristote
Parties des animaux, IVe s. av. J.-C., trad. P. Pellegrin, © Flammarion, 2011.
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Condillac
Beaux-arts et arts mécaniques

Condillac cherche établir la genèse des beaux‑arts d'une part, et des arts mécaniques, autrement dit des techniques, d'autre part. Ces dernières apparaissent suite à l'observation et à l'imitation de la nature. À l'inverse, les beaux‑arts semblent être un acte de la nature elle‑même, car elle commande en nous la réalisation de l'œuvre.

 Les arts se divisent en deux classes : l'une comprend tous les beaux‑arts, et l'autre tous les arts mécaniques1. La mécanique nous apprend à faire servir à nos usages, les forces que nous observons dans les corps. Elle est fondée sur les lois du mouvement, et en imitant la nature, elle produit, comme elle, des phénomènes. Les systèmes y suivent donc les mêmes règles qu'en physique. Dans une machine composée, dans une montre, par exemple, il y a une progression de causes et d'effets, qui a son principe dans une première cause, où une progression de phénomènes qui s'expliquent par un premier. Aussi l'univers n'est‑il qu'une grande machine. Si on conçoit donc comment un système se fait en physique, on conçoit comment il se fait en mécanique, et réciproquement. […] Dans les arts mécaniques nous ne pouvons rien, qu'autant que nous avons observé la nature ; puisque nous ne pouvons faire comme elle, qu'après avoir remarqué comment elle fait ; l'observation précède donc la naissance de ces arts. Les beaux‑arts, au contraire, paraissent précéder l'observation, et il faut qu'ils aient fait des progrès, pour pouvoir être réduits en système. C'est qu'ils sont moins notre ouvrage que celui de la nature. Elle‑même qui les commence, lorsqu'elle nous forme ; et elle les a déjà perfectionnés quand nous pensons à nous en rendre raison.

Tous ces arts ne sont proprement que le développement de nos facultés : nos facultés sont déterminées par nos besoins, et nos besoins sont les effets de notre organisation. La nature, en nous organisant, a donc tout commencé ; aussi, ai‑je démontré, dans ma logique, qu'elle est notre premier maître dans l'art de penser.
Étienne Bonnot de Condillac
Traité des systèmes, 1749.

Note de bas de page

1. Tout ce qui relève des techniques artisanales.
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Platon
Le mythe de Prométhée

Platon nous relate dans cet extrait comment, dans la mythologie grecque, les hommes auraient acquis la technique. Il justifie par‑là même son caractère proprement humain.

 C'était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles‑ci, voici que les dieux les façonnent à l'intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui‑même la distribution : « Quand elle sera faite, dit‑il, tu inspecteras mon œuvre. » La permission accordée, il se met au travail. Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains il accorde des armes ; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître. Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines ; à quelques‑uns il attribua pour aliment la chair des autres. A ceux‑là, il donna une postérité peu nombreuse ; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce. Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle, faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui‑ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l'homme sortît de la terre pour paraître à la lumière. Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se décide à dérober l'habileté car, sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, – puis, cela fait, il en fit présent à l'homme. C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa : celle‑ci en effet était auprès de Zeus ; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole qui est la demeure de Zeus : en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que l'homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit‑on, accusé de vol.

 Parce que l'homme participait au lot divin, d'abord il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite il eut l'art d'émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d'abord dispersés, et aucune ville n'existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts qu'eux, et leur industrie suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux ; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à réciproquement, faute de posséder l'art politique ; de telle sorte qu'ils recommençaient à se disperser et à périr.

 Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, afin qu'il y eût dans les villes de l'harmonie et des liens créateurs d'amitié.

 Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la pudeur et la justice : « Dois‑je les répartir comme les autres arts ? Ceux‑ci sont répartis de la manière suivante : un seul médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans ; dois‑je établir ainsi la justice et la pudeur dans la race humaine, ou les répartir entre tous ? »

 « Entre tous, dit Zeus, et que chacun en ait sa part : car les villes ne pourraient subsister si quelques‑uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts ; en outre, tu établiras cette loi en mon nom, que tout homme incapable de participer à la pudeur et la justice doit être mis à mort, comme un fléau de la cité. »
Platon
Protagoras, Ve s. av. J.-C., trad. E. Chambry, © Flammarion, 2016.
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Marx
L'homme devient outil de la machine

La mécanisation introduite dans les fabriques avec la révolution industrielle a pour effet de transformer complètement le travail de l'homme, celui n'étant plus l'artisan exerçant un savoir‑faire mais un exécutant de la machine. Obligé de suivre la cadence, l'ouvrier se transforme en automate répondant à la nécessité de toujours produire davantage de biens et de profits.

 Le Dr Ure, le Pindare1 de la fabrique en donne deux définitions. Il la dépeint d'une part « comme une coopération de plusieurs classes d'ouvriers, adultes et non‑adultes, surveillant avec adresse et assiduité un système de mécaniques productives mises continuellement en action par une force centrale, le premier moteur ». Il la dépeint d'autre part comme « un vaste automate composé de nombreux organes mécaniques et intellectuels, qui opèrent de concert et sans interruption, pour produire un même objet, tous ces organes étant subordonnés à une puissance motrice qui se meut d'elle‑même ». Ces deux définitions ne sont pas le moins du monde identiques. Dans l'une le travailleur collectif ou le corps de travail social apparaît comme le sujet dominant et l'automate mécanique comme son objet. Dans l'autre, c'est l'automate même qui est le sujet et les travailleurs sont tout simplement adjoints comme organes conscients à ses organes inconscients et avec eux subordonnés à la force motrice centrale. La première définition s'applique à tout emploi possible d'un système de mécaniques ; l'autre caractérise son emploi capitaliste et par conséquent la fabrique moderne. Aussi maître Ure se plaît‑il à représenter le moteur central, non seulement comme automate, mais encore comme autocrate. « Dans ces vastes ateliers, dit‑il, le pouvoir bienfaisant de la peur appelle autour de lui ses myriades de sujets, et assigne à chacun sa tâche obligée. »

 Avec l'outil, la virtuosité dans son maniement passe de l'ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d'ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme. À la place des différences artificiellement produites entre les ouvriers parcellaires, les différences naturelles de l'âge et du sexe deviennent prédominantes.

 Dans la fabrique automatique, la division du travail reparaît tout d'abord comme distribution d'ouvriers entre les machines spécialisées, et de masses d'ouvriers, ne formant pas cependant des groupes organisés, entre les divers départements de la fabrique, où ils travaillent à des machines‑outils homogènes et rangées les unes à côté des autres. Il n'existe donc entre eux qu'une coopération simple. Le groupe organisé de la manufacture est remplacé par le lien entre l'ouvrier principal et ses aides, par exemple le fileur et les rattacheurs. […]

 Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l'instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu'elle ne crée pas seulement des choses utiles, mais encore de la plus‑value, les conditions du travail maîtrisent l'ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c'est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l'ouvrier pendant le procès de travail même sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.

 La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître. Dans le cerveau de ce maître, son monopole sur les machines se confond avec l'existence des machines.
Karl Marx
Le Capital, 1867, trad. J. Roy, © Éditions Gallimard, 2008.

Note de bas de page

1. Référence à un poète antique, signifie ici « spécialiste ».
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Ellul
Le renversement des valeurs

Selon Ellul, nous assistons à un renversement des valeurs. La morale ne juge plus la technique, car cette dernière s'est d'abord prétendue moralement neutre, puis est devenue le juge de la morale. Un monde techno‑scientifique est ainsi un monde dans lequel la morale est sommée de s'accorder à la technique.

 Il va de soi qu'opposer des jugements de bien ou de mal à une opération jugée techniquement nécessaire est simplement absurde. Le technicien ne tient tout bonnement aucun compte de ce qui lui paraît relever de la plus haute fantaisie, et d'ailleurs nous savons à quel point la morale est relative. La découverte de la « morale de situation » est bien commode pour s'arranger de tout : comment au nom d'un bien variable, fugace, toujours à définir, viendrait‑on interdire quelque chose au technicien, arrêter un progrès technique ? Ceci au moins est stable et assuré, évident. La technique se jugeant elle‑même se trouve dorénavant libérée de ce qui a fait l'entrave principale à l'action de l'homme : les croyances (sacrées, spirituelles, religieuses) et la morale. La technique assure ainsi de façon théorique et systématique la liberté qu'elle avait acquise en fait. Elle n'a plus à craindre quelque limitation que ce soit puisqu'elle se situe en dehors du bien et du mal. On a prétendu longtemps qu'elle faisait partie des objets neutres, et par conséquent non soumis à la morale : c'est la situation que nous venons de décrire et le théoricien qui la situait ainsi ne faisait qu'entériner l'indépendance de fait de la technique et du technicien. Mais ce stade est déjà dépassé : la puissance et l'autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour un temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s'accorde avec lui.
Jacques Ellul
Le système technicien, Éditions Calmann-Lévy, 1977.
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Postman
L'idéologie technique

Selon Postman, critique des médias américains, les évolutions techniques ne sont pas neutres. Elles modifient durablement et profondément le fonctionnement social. Ainsi, l'introduction de nouveaux modes de communication permet de redéfinir la culture sans qu'aucune forme de résistance ne puisse être émise. La technique est alors un dogme, une idéologie.

 La partie est déjà bien avancée et il est inexcusable d'ignorer le score. Ne pas avoir conscience qu'une technique arrive équipée d'un programme de changement social, maintenir que la technique est neutre, penser que la technique est toujours l'amie de la culture est, à cette heure tardive, de la stupidité pure et simple. Nous en avons vu assez pour savoir que les changements techniques dans les modes de communication sont encore plus chargés d'idéologie que les changements dans les modes de transport. Introduisez l'alphabet dans une culture et vous changez ses habitudes cognitives, ses relations sociales, ses notions de communauté, d'histoire et de religion. Introduisez la presse à imprimer avec des caractères mobiles et vous faites de même. Introduisez la transmission d'images à la vitesse de la lumière et vous faites une révolution culturelle. Sans vote. Sans polémiques. Sans résistance ni guérilla. Voilà l'idéologie pure, sinon sereine. Voilà l'idéologie sans mots, d'autant plus forte qu'elle est silencieuse. La seule chose nécessaire pour que tout se passe de la sorte, c'est que la population soit convaincue du caractère inévitable du progrès.
Neil Postman
Se distraire à en mourir, 1985, trad. T. de Chérisey, Nova Éditions, 2010.

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