Le Prométhée définitivement déchaînéa, auquel la science confère des forces
jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique
qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de
devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse
de la technique moderne s'est inversée en menace, ou bien que celle-ci s'est indissolublement
liée à celle‑là. Elle va au‑delà du constat d'une menace physique. La
soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure
de son succès, qui s'étend maintenant également à la nature de l'homme luimême,
le plus grand défi pour l'être humain que son faire ait jamais entraîné. Tout
en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de
vue de la modalité que du point de vue de l'ordre de grandeur : ce que l'homme
peut faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire,
dans l'exercice irrésistible de ce pouvoir, n'a pas son équivalent dans l'expérience
passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue
de cette expérience. Nulle éthique traditionnelleb ne nous instruit donc sur les
normes du « bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités
entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle
de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de
pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.
Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l'actuel relativisme des valeursc)
s'établit la recherche présentée ici. Qu'est‑ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation
de la menace elle‑même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage
qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur
de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels
se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau.
Cela, je l'appelle « heuristique de la peur »d. Seule la prévision de la déformation de
l'homme nous fournit le concept de l'homme qui permet de nous en prémunir. Nous
savons que cela est en jeu. Mais comme l'enjeu ne concerne pas seulement le sort de
l'homme, mais également l'image de l'homme, non seulement la survie physique,
mais aussi l'intégrité de son essencee, l'éthique qui doit garder l'un et l'autre doit être
non seulement une éthique de la sagacité, mais aussi une éthique du respect.
La fondation d'une telle éthique, qui ne reste plus liée au domaine immédiatement
intersubjectif des contemporains, doit s'étendre jusqu'à la métaphysiquef,
qui seule permet de se demander pourquoi des hommes doivent exister au
monde : donc pourquoi vaut l'impératif inconditionnel de préserver leur existence
pour l'avenir. L'aventure de la technologie, avec ses risques extrêmes, exige ce
risque de la réflexion extrême. Une telle fondation est tentée ici, à l'encontre de la résignation positiviste-analytiqueg de la philosophie contemporaine. Du point de
vue ontologique sont déployées à nouveau les vieilles questions du rapport de
l'être et du devoir, de la cause et de la finalité, de la nature et de la valeur, afin
d'enraciner dans l'être, par‑delà le subjectivisme des valeurs, le nouveau devoir de
l'homme qui vient d'apparaître.
Mais le véritable thème est ce devoir nouvellement apparu lui-même que
résume le concept de responsabilité. Sans doute n'est-ce pas un phénomène nouveau
dans la moralité. La responsabilité n'a pourtant jamais eu un tel objet, de
même qu'elle a peu occupé la théorie éthique jusqu'ici. Le savoir, aussi bien que
le pouvoir, étaient trop limités pour incorporer l'avenir plus lointain dans la prévision,
bien plus, pour inclure la planète entière dans la conscience de la causalité
personnelle. Plutôt que de deviner vainement les conséquences tardives, relevant
d'un destin inconnu, l'éthique se concentrait sur la qualité morale de l'acte
momentané lui-même, dans lequel on doit respecter le droit du prochain qui
partage notre vie. Sous le signe de la technologie par contre, l'éthique a affaire à
des actes (quoique ce ne soient plus ceux d'un sujet individuel) qui ont une portée
causale incomparable en direction de l'avenirh et qui s'accompagnent d'un savoir
prévisionnel qui, peu importe son caractère incomplet, déborde lui aussi tout ce
qu'on a connu autrefois. Il faut y ajouter le simple ordre de grandeur des actions
à long terme et très souvent également leur irréversibilité. Tout cela place la responsabilité
au centre de l'éthique, y compris les horizons d'espace et de temps qui
correspondent à ceux des actions.