Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu'était
hier ni ce qu'est aujourd'hui : il court de‑ci de‑là, mange, se repose et se remet à
courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son
déplaisir.a Attaché au piquet du moment il n'en témoigne ni mélancolie ni ennui.
L'homme s'attriste de voir pareille chose, parce qu'il se rengorge devant la bête et
qu'il est pourtant jaloux du bonheur de celle‑ci.b Car c'est là ce qu'il veut : n'éprouver,
comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce
qu'il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut‑être un jour à l'homme de
demander à la bête : « Pourquoi ne me parles‑tu pas de ton bonheur et pourquoi ne
fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que
j'oublie chaque fois ce que j'ai l'intention de répondre. » Or, tandis qu'elle préparait
cette réponse, elle l'avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l'homme s'en étonna.
Mais il s'étonna aussi de lui-même, parce qu'il ne pouvait pas apprendre à
oublierc et qu'il restait sans cesse accroché au pass é. Quoi qu'il fasse, qu'il s'en
aille courir au loin, qu'il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui. […] Sans
cesse une page se détache du rôle du temps, elle s'abat, va flotter au loin, pour
revenird, poussée sur les genoux de l'homme. Alors l'homme dit : « Je me souviens. » Et il imite l'animal qui oublie aussitôt et qui voit chaque moment mourir
véritablement, retourner à la nuit et s'éteindre à jamais. C'est ainsi que l'animal
vit d'une façon non historique […]. L'homme, par contre, s'arc‑boute contre le
poids toujours plus lourd du passé. Ce poids l'accable ou l'incline sur le côté, il
alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau.e Il peut le renier en apparence,
ce qu'il aime à faire en présence de ses semblables, afin d'éveiller leur jalousie.
C'est pourquoi il est ému, comme s'il se souvenait du paradis perdu, lorsqu'il voit
le troupeau au pâturage, ou aussi, tout près de lui, dans un commerce familier,
l'enfant qui n'a encore rien à renier du passé et qui, entre les enclos d'hier et ceux
de demain, se livre à ses jeux dans un bienheureux aveuglément. Et pourtant l'enfant
ne peut toujours jouer sans être assailli de troubles. Trop tôt on le fait sortir de
l'oubli. Alors il apprend à comprendre le mot « il était », ce mot de ralliement avec
lequel la lutte, la souffrance et le dégoût s'approchent de l'homme, pour lui faire
souvenir de ce que son existence est au fond : un imparfait à jamais imperfectible.
En mettant en scène un « troupeau »,
Nietzsche évoque un animal dans ce
qu'il a de plus impersonnel.
L'arrogance de l'humanité est de
se penser supérieure alors qu'elle
jalouse l'ignorance de l'animal face
au temps qui passe.
Le constant retour de l'instant (cette
page qui se détache), qu'est-ce, sinon
le souvenir ?
L'image de la pesanteur du temps
est déterminante dans ce texte, et
approfondie dans la figure de l'éternel
retour développée dans