Le voyageur revient à son point de départ, mais il
a vieilli entre-temps ! […] S'il s'était agi d'un simple
voyage dans l'espace, Ulysse n'aurait pas été déçu ; l'irrémédiable,
ce n'est pas que l'exilé ait quitté la terre
natale : l'irrémédiable, c'est que l'exilé ait quitté cette
terre natale il y a vingt ans. L'exilé voudrait retrouver
non seulement le lieu natal, mais le jeune homme
qu'il était lui-même autrefois quand il l'habitait. […]Ulysse est maintenant un autre Ulysse, qui retrouve
une autre Pénélope… Et Ithaque aussi est une autre
île, à la même place, mais non pas à la même date ;
c'est une patrie d'un autre temps. L'exilé courait à la
recherche de lui-même, à la poursuite de sa propre
image et de sa propre jeunesse, et il ne se retrouve pas.
Et l'exilé courait aussi à la recherche de sa patrie, et maintenant qu'elle est retrouvée il ne la reconnaît plus.
Ulysse, Pénélope, Ithaque : chaque être, à chaque instant,
devient par altération un autre que lui-même, et
un autre que cet autre. Infinie est l'altérité de tout être,
universel le flux insaisissable de la temporalité. […]
Ulysse, comme le Fils prodigue, revient à la maison
transformé par les aventures, mûri par les épreuves et
enrichi par l'expérience d'un long voyage. […] Mais
à un autre point de vue le voyageur revient appauvri,
ayant laissé sur son chemin ce que nulle force au monde
ne peut lui rendre : la jeunesse, les années perdues, les
printemps perdus, les rencontres sans lendemain et
toutes les premières-dernières fois perdues dont notre
route est semée.