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Philosophie Terminale

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SECTION 1 • Le roseau pensant
Ch. 1
La conscience
Ch. 2
L’inconscient
Ch. 4
La raison
Ch. 5
La vérité
SECTION 2 • Le fils de Prométhée
Ch. 6
La science
Ch. 7
La technique
Ch. 8
L’art
Ch. 9
Le travail
SECTION 3 • L’animal politique
Ch. 10
La nature
Ch. 11
Le langage
Ch. 12
L’État
Ch. 13
Le devoir
SECTION 4 • L’ami de la sagesse
Ch. 14
La justice
Ch. 15
La religion
Ch. 16
La liberté
Ch. 17
Le bonheur
Fiches méthode
Biographies
Annexes
Chapitre 3
Exclusivité numérique

Anthologie complémentaire

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Nietzsche
L'éternel retour

La parabole que nous propose ici Nietzsche, celle de l'éternel retour de notre vie, sert à fixer la pertinence de nos choix. La seule façon de ne pas souffrir de l'éternel retour est de vouloir intensément tous nos choix pour cette vie et toutes celles « d'après ».

Le poids le plus lourd. — Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession… cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi !

 L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières ! »… Ne te jetterais‑tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu ; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine ! » Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut‑être, et peut‑être t'anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : « Veux‑tu cela ? Le reveux‑tu ? Une fois ?  Toujours ? À l'infini ? » et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi‑même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !
Friedrich Nietzsche
Le Gai Savoir, 1882 , trad. P. Klossowski, © Éditions Gallimard, 1982.
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Pascal
Hors du présent, hors de la vie

Notre rapport au temps est une nostalgie ou un espoir, car il est sous-tendu par nos désirs. Par ce mode de conscience du temps, nous ne pouvons pas nous saisir du présent. Or sans vivre au présent, il nous est impossible d'atteindre un bonheur réalisé.

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échapponsa sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et, s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
Blaise Pascal
Pensées, 1670.

Aide à la lecture

a. Pascal veut ici dire « nous laissons échapper ».
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Bergson
La durée est créatrice

Le mystère de la création artistique peut être appréhendé à travers le rapport que l'artiste entretient avec un temps particulier : celui de la durée. Il ne réalise pas une œuvre dont l'image finale préexiste, chaque coup de pinceau donne à la durée une puissance créatrice dont l'artiste est, lui-même, en partie spectateur.

Quand l'enfant s'amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d'un jeu de patience, il y réussit de plus en plus vite à mesure qu'il s'exerce davantage. La reconstitution était d'ailleurs instantanée, l'enfant la trouvait toute faite, quand il ouvrait la boîte au sortir du magasin. L'opération n'exige donc pas un temps déterminé, et même, théoriquement, elle n'exige aucun temps. C'est que le résultat en est donné. C'est que l'image est créée déjà et que, pour l'obtenir, il suffit d'un travail de recomposition et de réarrangement — travail qu'on peut supposer allant de plus en plus vite, et même infiniment vite au point d'être instantané. Mais, pour l'artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n'est plus un accessoire. Ce n'est pas un intervalle qu'on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l'évolution psychologique qui la remplit et l'invention qui en est le terme. Le temps d'invention ne fait qu'un ici avec l'invention même. C'est le progrès d'une pensée qui change au fur et à mesure qu'elle prend corps. Enfin c'est un processus vital, quelque chose comme la maturation d'une idée.

Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre : prévoyons‑nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du problème ; nous savons, d'une connaissance abstraite, comment il sera résolu, car le portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l'artiste ; mais la solution concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l'œuvre d'art. Et c'est ce rien qui prend du temps.
Henri Bergson
L'évolution créatrice, 1907.
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Proust
Une minute d'éternité

Proust donne ici un exemple du temps subjectif. Nous vivons notre rapport au temps sur le mode sentimental, ainsi une seconde de bonheur peut durer une éternité. C'est le souvenir du goût de la madeleine, la fameuse « madeleine de Proust », qui permet à la conscience de l'auteur de s'affranchir du temps successif.

Me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux‑mêmes tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle‑même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie. […]

Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuiller sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra‑temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est‑à‑dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment‑là l'être que j'avais été était un être extra‑temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être‑là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours.

Un véritable moment du passé.

Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. […]
Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps.
Marcel Proust
À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, 1927.
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Hegel
L'homme est un être d'histoire

Hegel considère que l'Histoire est marquée par le progrès de la raison, ainsi si nous pensons élaborer nos pensées sans héritage, il n'en est rien. Un état actuel de l'esprit est toujours relié aux états précédents en vue d'atteindre « Esprit absolu ».

Les actes de la pensée paraissent tout d'abord, étant historiques, être l'affaire du passé et se trouver au-delà de notre réalité. Mais, en fait, ce que nous sommes, nous le sommes aussi historiquement. […]

Le trésor de raison consciente d'elle-même qui nous appartient, qui appartient à l'époque contemporaine, ne s'est pas produit de manière immédiate, n'est pas sorti du sol du temps présent, mais pour lui c'est essentiellement un héritage, plus précisément résultat du travail, et, à vrai dire, du travail de toutes les générations antérieures du genre humain. [...] Ce que nous sommes en fait de science et plus particulièrement de philosophie, nous le devons à la tradition qui enlace tout ce qui est passager et qui est par suite passé, pareille à une chaîne sacrée [...] qui nous a conservé et transmis tout ce qu'a créé le temps passé. Or cette tradition n'est pas seulement une ménagère qui se contente de garder fidèlement ce qu'elle a reçu et le transmet sans changement aux successeurs ; elle n'est pas une immobile statue de pierre mais elle est vivante et grossit comme un fleuve puissant qui s'amplifie à mesure qu'il s'éloigne de sa source.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Leçons sur l'histoire de la philosophie, 1805, trad. J. Gibelin, © Éditions Gallimard, 1954.
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Husserl
Le temps de la perception phénoménologique

Selon Husserl, l'analyse du temps est un problème phénoménologique majeur, car il permet de saisir la relation entre l'homme et les choses. Dans ce court extrait, prenant l'exemple de la perception d'une bouteille de bière, il met en évidence deux types de relations au temps. D'abord ce que la perception livre, ce qui est donné phénoménologiquement (le brun, de la bouteille de bière brune). Ensuite ce qui est un savoir indirect et une synthèse de souvenirs (l'identité qui traverse les apparitions).

Je vois une bouteille de bière, qui est brune, je m'en tiens au brun dans son extension, « tel qu'il est effectivement donné », j'exclus tout ce qui, dans le phénomène1, est simplement visé et non donné. Une bouteille de bière est là, et elle a tel ou tel aspect. Je distingue les apparitions‑de‑bouteille‑de‑bière, je les transforme en objets. Je découvre les connexions entre ces apparitions2, je découvre la conscience de l'identité qui les traverse. Je traduis tout cela par ces mots : la bouteille de bière apparaît de manière constamment identique dans sa durée et sa détermination. Et pourtant il y a différentes apparitions ; les apparitions ne sont pas la bouteille de bière qui apparaît en elles. Elles sont différentes, la bouteille reste toujours la même. Les apparitions sont elles‑mêmes des objets. Une apparition, c'est quelque chose de continuellement identique. Elle dure « un certain temps ». Il faut distinguer dans le souvenir fermement maintenu les parties et les moments. Ce sont à leur tour des objets ; chaque partie, ou moment, est une et même dans sa durée ; cette durée apparaît dans la durée du souvenir, le moment apparaît en tant qu'être‑passé identique dans sa durée.
Edmund Husserl
Manuscrits de Seefeld sur l'individuation, 1905, trad. B. Bégout, Revue de phénoménologie Alter, 1996.

Notes de bas de page

1. Du mot grec phainomenon : ce qui apparaît.
2. Les apparitions désignent ce qui se donne dans le phénomène.
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Malraux
Le temps de l'œuvre d'art n'est pas chronologique

Selon Malraux, il faut distinguer deux sens de l'œuvre d'art. D'abord, elle pourrait être un produit historique, en ce sens elle serait la production d'une époque, d'une technique, elle serait un objet d'Histoire comme un silex taillé ou un fossile peuvent l'être. Ensuite, elle serait une partie du patrimoine culturel, constitutive de la culture active et créatrice, et en ce sens elle serait hors du temps chronologique.

Il est impossible de concevoir le Musée comme historique. Pour un peintre du moins. Ce serait simplement ridicule. Vous vous imaginez un peintre qui arrive devant le Musée en considérant chaque salle comme un produit ? Les colonies produisent des bananes… Le XVIe siècle produit l'art du XVIe siècle ? C'est dément ! Il est bien entendu que pour n'importe quel peintre, ce qui compte de l'art du passé est présent… J'avais pris l'exemple du saint : pour celui qui prie, le saint a son point d'appui dans une vie historique. Mais il a une autre vie au moment où on est en train de le prier : quand on le prie, il est présent.

En somme, le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, et il est dans le présent. Pour moi, ce serait presque la réponse à la question « qu'est-ce pour vous qu'une œuvre d'art ? » C'est une œuvre qui a un présent. Alors que tout le reste du passé n'a pas de présent. Alexandre a une légende, il a une histoire, mais il n'a pas de présent. Vous sentez bien que vous ne pouvez pas ressentir de la même façon une peinture de Lascaux et un silex taillé. Le silex taillé est dans l'histoire chronologique. Le bison peint y est aussi, mais en même temps, il est ailleurs. Et là, vous mettez le doigt sur ce qui est absolument fondamental à mes yeux. Ce que je dis d'important, c'est ça on ne peut pas concevoir l'art moderne, dans ses rapports avec le musée imaginaire, etc., si on ne commence pas par ressentir que l'œuvre d'art de notre temps est dans un temps qui n'est pas soumis à l'ordre chronologique…
André Malraux
Lazare. Le Miroir des Limbes, © Éditions Gallimard, 1974.
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Le Goff
La mémoire, une « notion carrefour »

La notion de mémoire relève de champs d'études variés, de la psychologie à la biologie en passant par la psychiatrie ou l'informatique. Ces appropriations multiples donnent à la mémoire une place centrale dans l'édifice culturel.

À une époque très récente, les développements de la cybernétique et de la biologie ont enrichi considérablement, surtout métaphoriquement, par rapport à la mémoire humaine consciente, la notion de mémoire. On parle de la mémoire des ordinateurs et le code génétique est présenté comme une mémoire de l'hérédité. Mais cette extension de la mémoire à la machine et à la vie, paradoxalement à la fois, a eu un retentissement direct sur les recherches des psychologues sur la mémoire, passant d'un stade surtout empirique à un stade plus théorique : « À partir de 1950, les intérêts changèrent radicalement, en partie sous l'influence de nouvelles sciences comme la cybernétique et la linguistique, pour prendre une option plus nettement théorique »1.

Enfin, les psychologues, les psychanalystes, ont insisté, soit à propos du souvenir, soit à propos de l'oubli (à la suite notamment d'Ebbinghaus2), sur les manipulations conscientes ou inconscientes que l'intérêt, l'affectivité, le désir, l'inhibition, la censure exercent sur la mémoire individuelle. De même, la mémoire collective a été un enjeu important dans la lutte des forces sociales pour le pouvoir. Se rendre maître de la mémoire et de l'oubli est une des grandes préoccupations des classes, des groupes, des individus qui ont dominé et dominent les sociétés historiques. Les oublis, les silences de l'histoire sont révélateurs de ces mécanismes de manipulation de la mémoire collective. L'étude de la mémoire sociale est une des approches fondamentales des problèmes du temps et de l'histoire, par rapport à quoi la mémoire est tantôt en retrait et tantôt en débordement.
Jacques Le Goff
Histoire et mémoire, 1988, © Éditions Gallimard, 2017.

Notes de bas de page

1. Citation d'André Leroi-Gourhan dans La mémoire et les rythmes.
2. Philosophe allemand dont le travail porte essentiellement sur la psychologie des apprentissages.
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Elias
Le temps est socialement construit

Le sociologue Norbert Elias soutient ici que le temps est une notion complexe que chaque enfant doit lentement élaborer. Or, si nous construisons cette notion, c'est qu'elle correspond à un intérêt collectif, à une organisation sociale, et donc qu'elle permet une intégration dans la société.

Dans le droit fil de l'ancienne théorie de la connaissance, l'idée pourrait ici surgir que le temps se trouve ainsi ramené à une relation établie par un être humain, une relation dépourvue de toute existence objective en dehors de celui‑ci. Ce serait là une conclusion erronée dérivant de ce que l'on identifie le sujet de la connaissance à une personne individuelle. Or l'individu n'a pas la capacité de forger à lui tout seul le concept de temps. Celui‑ci, tout comme l'institution sociale qui en est inséparable, est assimilé par l'enfant au fur et à mesure qu'il grandit dans une société où l'un et l'autre vont de soi.  

Dans une telle société, le concept de temps ne fait pas l'objet d'un apprentissage en sa seule qualité d'instrument d'une réflexion destinée à trouver son aboutissement dans des traités de philosophie ; chaque enfant en grandissant devient en effet vite familier du « temps » en tant que symbole d'une institution sociale dont il éprouve très tôt le caractère contraignant. Si, au cours des dix premières années de son existence, il n'apprend pas à développer un système d'autodiscipline conforme à cette institution, s'il n'apprend pas à se conduire et à modeler sa sensibilité en fonction du temps, il lui sera très difficile, sinon impossible, de jouer le rôle d'un adulte à l'intérieur de cette société. La transformation de la contrainte exercée de l'extérieur par l'institution sociale du temps en un système d'autodiscipline embrassant toute l'existence d'un individu illustre de façon saisissante la manière dont le processus de civilisation contribue à former les habitus1 sociaux qui sont partie intégrante de toute structure de personnalité.  

Cette transformation de la contrainte externe, exercée par l'institution sociale du temps, en un certain type de conscience du temps propre à l'individu n'est pas toujours aisée, comme en témoignent les cas de refus compulsifs de la ponctualité. Elle aide cependant à comprendre le point de vue selon lequel ce serait en vertu d'un trait inné de notre conscience que nous nous sentirions contraints d'insérer tout événement dans le cours du temps. C'est une particularité de nos habitus sociaux qui, dans la réflexion, se présente comme une particularité de notre nature et, donc, de la nature humaine en général.
Norbert Elias
Du temps, 1984, trad. M. Hulin, © Librairie Arthème Fayard, 1996.

Note de bas de page

1. Modèle de comportement, autodiscipline, acquise par un individu sous la pression d'un groupe social qui le détermine.

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