La conscience éclaire donc de sa lueur, à tout moment, cette partie immédiate
du passé qui, penchée sur l'avenir, travaille à le réaliser et à se l'adjoindrea.
Uniquement préoccupée de déterminer ainsi un avenir indéterminé, elle pourra
répandre un peu de sa lumière sur ceux de nos états plus reculés dans le passé qui
s'organiseraient utilement avec notre état présent, c'est‑à‑dire avec notre passé
immédiat ; le reste demeure obscur. C'est dans cette partie éclairée de notre histoire
que nous restons placés, en vertu de la loi fondamentale de la vie, qui est
une loi d'action : de là la difficulté que nous éprouvons à concevoir des souvenirs
qui se conserveraient dans l'ombre. Notre répugnance à admettre la survivance
intégrale du passé tient donc à l'orientation même de notre vie psychologique,
véritable déroulement d'états où nous avons intérêt à regarder ce qui se dérouleb,
et non pas ce qui est entièrement déroulé. […]
Mais si nous ne percevons jamais autre chose que notre passé immédiat, si
notre conscience du présent est déjà mémoirec, les deux termes que nous avions
séparés d'abord vont se souder intimement ensemble. Envisagé de ce nouveau
point de vue, en effet, notre corps n'est point autre chose que la partie invariablement
renaissante de notre représentation, la partie toujours présente, ou plutôt
celle qui vient à tout moment de passer. Image lui‑même, ce corps ne peut emmagasiner
les images, puisqu'il fait partie des images ; et c'est pourquoi l'entreprise est
chimérique de vouloir localiser les perceptions passées, ou même présentes, dans le
cerveau : elles ne sont pas en lui ; c'est lui qui est en elles.d Mais cette image toute
particulière, qui persiste au milieu des autres et que j'appelle mon corps, constitue
à chaque instant, comme nous le disions, une coupe transversale de l'universel
devenir. C'est donc le lieu de passage des mouvements reçus et renvoyés, le trait
d'union entre les choses qui agissent sur moi et les choses sur lesquelles j'agis, le
siège, en un mot, des phénomènes sensori-moteurs1 . Si je représente par un cône
SAB la totalité des souvenirs accumulés dans ma mémoire, la base AB, assise dans
le passé, demeure immobile, tandis que le sommet S, qui figure à tout moment
mon présent, avance sans cesse, et sans cesse aussi touche le plan mobile P de ma
représentation actuelle de l'univers. En S se concentre l'image du corps ; et, faisant
partie du plan P, cette image se borne à recevoir et à rendre les actions émanées de
toutes les images dont le plan se composee.
La mémoire du corps, constituée par l'ensemble des systèmes sensori-moteurs
que l'habitude a organisés, est donc une mémoire quasi instantanée à laquelle la
véritable mémoire du passé sert de base. Comme elles ne constituent pas deux choses séparées, comme la première n'est, disions-nous, que la pointe mobile insérée
par la seconde dans le plan mouvant de l'expérience, il est naturel que ces deux
fonctions se prêtent un mutuel appui. D'un côté, en effet, la mémoire du passé
présente aux mécanismes sensori-moteurs tous les souvenirs capables de les guider
dans leur tâche et de diriger la réaction motrice dans le sens suggéré par les leçons
de l'expériencef : en cela consistent précisément les associations par contiguïté et
par similitude. Mais d'autre part les appareils sensori‑moteurs fournissent aux
souvenirs impuissants, c'est‑à‑dire inconscients, le moyen de prendre un corps,
de se matérialiser, enfin de devenir présents. Il faut en effet, pour qu'un souvenir
reparaisse à la conscience, qu'il descende des hauteurs de la mémoire pure jusqu'au
point précis où s'accomplit l'action. En d'autres termes, c'est du présent que part
l'appel auquel le souvenir répond, et c'est aux éléments sensori‑moteurs de l'action
présente que le souvenir emprunte la chaleur qui donne la vie.
N'est-ce pas à la solidité de cet accord, à la précision avec laquelle ces deux
mémoires complémentaires s'insèrent l'une dans l'autre, que nous reconnaissons
les esprits « bien équilibrés », c'est‑à‑dire, au fond, les hommes parfaitement
adaptés à la vie ? Ce qui caractérise l'homme d'action, c'est la promptitude avec
laquelle il appelle au secours d'une situation donnée tous les souvenirs qui s'y
rapportent ; mais c'est aussi la barrière insurmontable que rencontrent chez lui,
en se présentant au seuil de la conscience, les souvenirs inutiles ou indifférents.