Michel Foucault montre dans ce texte que notre connaissance de la nature n'est pas historiquement invariable. À travers l'exemple de l'histoire naturelle au XVIIe siècle, il montre que les transformations de nos procédures scientifiques déterminent notre manière de nous rapporter
à la nature.
Comment l'âge classique a-t-il pu définir ce domaine de l'« histoire naturelle » dont l'évidence maintenant et l'unité même nous paraissent si lointaines et comme déjà brouillées ? Quel est ce champ où la nature est apparue assez rapprochée d'elle-même pour que les individus qu'elle enveloppe puissent être classés et assez éloignée d'elle-même pour qu'ils doivent l'être par l'analyse et la réflexion ?a […]
L'histoire naturelle, ce n'est rien d'autre que la nomination du visible. De là son apparente simplicité, et cette allure qui de loin paraît naïve tant elle est simple et imposée par l'évidence des choses. On a l'impression qu'avec Tournefort, avec Linné ou Buffon, on s'est enfin mis à dire ce qui de tout temps avait été visible, mais était demeuré muet devant une sorte de distraction invincible des regards. En fait, ce n'est pas une inattention millénaire qui s'est soudain dissipée, mais un champ nouveau de visibilité qui s'est constitué dans toute son épaisseur.
L'histoire naturelle n'est pas devenue possible parce qu'on a regardé mieux et de plus prèsb. Au sens strict, on peut dire que l'âge classique s'est ingénié, sinon à voir le moins possible, du moins à restreindre volontairement le champ de son expérience. L'observation, à partir du XVIIe siècle, est une connaissance sensible assortie de conditions systématiquement négatives. Exclusion, bien sûr, de ouïdire ; mais exclusion aussi du goût et de la saveur, parce qu'avec leur incertitude, avec leur variabilité, ils ne permettent pas une analyse en éléments distincts qui soit universellement acceptable. Limitation très étroite du toucher à la désignation de quelques oppositions assez évidentes (comme celles du lisse et du rugueux) ; privilège presque exclusif de la vuec, qui est le sens de l'évidence et de l'étendue, et par conséquence d'une analyse partes extra partes1 admise par tout le monde. […]
L'histoire naturelle à l'âge classique ne correspond pas à la pure et simple découverte d'un nouvel objet de curiosité ; elle recouvre une série d'opérations complexes, qui introduisent dans un ensemble de représentations la possibilité d'un ordre constant. Elle constitue comme descriptible et ordonnable à la fois tout un domaine d'empiricité. Ce qui l'apparente aux théories du langage, la distingue de ce que nous entendons, depuis le XIXe siècle, par biologie, et lui fait jouer dans la pensée classique un certain rôle critique.
Aide à la lecture
a. La classification naturaliste semble naïve et tardive, mais en réalité elle n'est possible qu'à partir d'une nouvelle manière d'aborder le réel, qui ne s'est constituée qu'au XVII
e siècle.
b. La coupure épistémologique qui donne naissance à l'histoire naturelle ne consiste pas seulement à observer, mais à opérer un tri dans ce qui est observé.
c. Le privilège de la vue signifie que c'est par cette voie que sont décrits les organismes.
Notes de bas de page
1. Dont les parties sont extérieures les unes aux autres.