Les deux signification de « nature » auxquelles renvoie « le naturel » sont donc, d'une part, ce qui se produit sua sponte1, et donc de manière déliée, aisée, ce qui est exempt de contrainte extérieure ou intérieure (effort, zèle, application), par opposition à ce qui est forcé, guindé, outré ; et d'autre part, ce qui est vrai, sincère, naïf (un autre quasi-synonyme de « naturel ») : est « naturel » en ce sens-là ce qui n'est pas contrefait, faussé, falsifié. On aperçoit, dès lors, ce que ne signifie pas « naturel » dans l'acception ici pertinente. Dans cet emploi particulier du terme, « naturel » ne s'oppose pas à « culturel » ; ce mot ne renvoie pas à l'idée de tendances « brutes » situées en deçà de toute éducation, il ne concerne pas l'inné par opposition à l'acquis. Au contraire, le naturel n'éclot qu'au terme d'une éducation morale et comme la conséquence de celle‑ci, c'est un pur produit de la civilisation et des mœurs. […]
Fruit de la négligence et non de la recherche, de l'insouciance plutôt que du souci, le naturel est mieux connu par les autres que par nous‑mêmes. […] Le naturel, c'est précisément cela : ne pas savoir qui on est, et l'être de ce fait même : c'est‑à‑dire, littéralement, parler une langue qu'on ne sait pas. Mais ne faut‑il pas, du moins, objectera‑t‑on, discerner ce qui nous est propre pour pouvoir suivre notre naturel ? Le naturel en effet n'est pas l'inconscience pure et simple, ni sa spontanéité un pur automatisme. Les partisans du naturel ont tendance à répondre qu'un tel discernement de ce qui nous est propre est possible, qu'il réside dans une finesse de jugement, une forme de délicatesse morale, une appréhension quasi esthétique de ce qui sonne juste ou faux dans notre conduite. Cette double caractéristique – l'impossibilité d'une recherche volontaire du naturel, et le fait que celui‑ci ne puisse être trouvé que par la mise à l'écart de tout ce qui est faux et dissonant dans nos manières – rapproche le naturel de cette autre qualité impalpable, inséparablement sociale et artistique, que la Renaissance a appelée « la grâce ».