Britannicus - Jean Racine
BRITANNICUS. – Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
Quoi ! Je puis donc jouir d'un entretien si doux ?
Mais parmi ce plaisir, quel chagrin me dévore !
Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ? […]
Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?
Parlez. Nous sommes seuls. Notre ennemi trompé1
Tandis que je vous parle est ailleurs occupé.
Ménageons2 les moments de cette heureuse absence.
JUNIE. – Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance3.
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais l'empereur n'est absent de ces lieux.
BRITANNICUS. – Et depuis quand, Madame, êtes-vous si craintive ?
Quoi, déjà votre amour souffre qu'on le captive ?
Qu'est devenu ce cœur qui me jurait toujours
De faire à Néron même envier nos amours ?
Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.
La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte.
Chacun semble des yeux approuver mon courroux :
La mère de Néron se déclare pour nous4 ;
Rome de sa conduite elle-même offensée…
JUNIE. – Ah Seigneur ! Vous parlez contre votre pensée.
Vous-même vous m'avez avoué mille fois
Que Rome le louait d'une commune voix.
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.
BRITANNICUS. – Ce discours me surprend, il le faut avouer.
Je ne vous cherchais pas pour l'entendre louer.
Quoi ? pour vous confier la douleur qui m'accable
À peine je dérobe un moment favorable,
Et ce moment si cher, Madame, est consumé
À louer l'ennemi dont je suis opprimé ?
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire5 ?
Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?
Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
Ah ! Si je le croyais… Au nom des dieux, Madame,
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?
JUNIE. – Retirez-vous, Seigneur, l'empereur va venir.