DON RODRIGUE. – […] C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.
J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime ;
Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime :
Immole
1 avec courage au sang qu'il a perdu
Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.
CHIMÈNE. – Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infâmie ;
Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,
Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. […]
Si quelque autre malheur m'avait ravi
2 mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir ;
Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes
3,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû.
Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine,
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n'attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition.
De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne,
Ma générosité
4 doit répondre à la tienne :
Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.
DON RODRIGUE. – Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne :
Il demande ma tête, et je te l'abandonne ; […]
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.
CHIMÈNE. – Va, je ne te hais point.
DON RODRIGUE. – Tu le dois.
CHIMÈNE. – Je ne puis. […]
DON RODRIGUE. – Ô miracle d'amour !
CHIMÈNE. – Ô comble de misères !
DON RODRIGUE. – Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
CHIMÈNE. – Rodrigue, qui l'eût cru ?
DON RODRIGUE. – Chimène, qui l'eût dit ?
CHIMÈNE. – Que notre heur
5 fût si proche et sitôt se perdît ?