PHÈDRE. – Qu'est-ce donc que l'on appelle aimer ?
LA NOURRICE. – C'est à la fois, ma fille, ce qu'il y a de plus doux et de plus cruel.
PHÈDRE. – Je n'en ai éprouvé que les peines.
LA NOURRICE. – Que dis-tu ? Ô mon enfant, aimes-tu quelqu'un ?
PHÈDRE. – Tu connais ce fils de l'Amazone1 ?
LA NOURRICE. – Hippolyte2, dis-tu ?
PHÈDRE. – C'est toi qui l'as nommé.
LA NOURRICE. – Grands dieux ! qu'as-tu dit ? Je suis perdue ! Mes amies, cela peut-il s'entendre ? Après cela je ne saurais plus vivre : le jour m'est odieux, la lumière m'est odieuse ! J'abandonne mon corps, je le sacrifie ; je me délivrerai de la vie en mourant. Adieu, c'est fait de moi. Les plus sages sont donc entraînées au crime malgré elles ! Vénus n'est donc pas une déesse, mais plus qu'une déesse, s'il est possible, elle qui a perdu Phèdre, et sa famille, et moi-même !
LE CHŒUR. – Avez-vous entendu la reine dévoiler sa passion funeste, inouïe ? Puissé-je mourir, chère amie, avant que ta raison t'abandonne ! Hélas ! hélas ! quelles souffrances ! Ô douleur, aliment des mortels ! Tu es perdue, tu as révélé de tristes secrets. Quelle longue suite de misère t'attend désormais ! Quelque chose de nouveau va se passer dans ce palais. Il n'y a plus à chercher sur qui tombe la persécution de Vénus, ô malheureuse fille de la Crète !
PHÈDRE. – Femmes de Trézène1, qui habitez cette extrémité de la terre de Pélops, souvent, dans la longue durée des nuits, je me suis demandé ce qui corrompt la vie des mortels. Selon moi, ce n'est pas en vertu de leur nature qu'ils font le mal, car un grand nombre ont le sens droit. Mais voici ce qu'il faut considérer : nous savons ce qui est bien, nous le connaissons, mais nous ne le faisons pas ; les uns par paresse, les autres parce qu'ils préfèrent le plaisir à ce qui est honnête. Or, il y a bien des plaisirs dans la vie : les longs entretiens frivoles, l'oisiveté, plaisir si attrayant, et la honte. Il y en a de deux espèces, l'une qui n'a rien de mauvais, l'autre qui est le fléau des familles ; et si les caractères propres à chacun étaient bien clairs, elles n'auraient pas toutes deux le même nom. Après avoir reconnu d'avance ces vérités, il n'est sans doute aucun breuvage capable de me corrompre au point de me jeter dans des sentiments contraires. Mais je vais vous exposer la route que mon esprit a suivie. Après que l'amour m'eut blessée, je considérai les meilleurs moyens de le supporter. Je commençai donc dès lors par taire mon mal et par le cacher ; car on ne peut en rien se fier à la langue, qui sait fort bien donner des conseils aux autres, mais qui est victime des maux qu'elle s'attire ellemême. Ensuite je résolus de résister au délire de ma passion, et de la vaincre par la chasteté. Mais enfin, ne pouvant, par ces moyens, triompher de Vénus, mourir me parut être le meilleur parti.
En Grèce, ville natale de Thésée.