L'autrice de ce récit autobiographique est issue d'un milieu modeste : ses parents tiennent un café-épicerie dans une petite ville de Normandie. Alors qu'elle est lycéenne boursière dans un pensionnat catholique, elle découvre un milieu social très différent de son milieu d'origine, et en adopte peu à peu les codes.
Ma mère [...] a cessé d'être mon modèle. Je suis devenue sensible à
l'image féminine que je rencontrais dans L'Écho de la mode1 et dont se rapprochaient les mères de mes camarades petites-bourgeoises du pensionnat : minces, discrètes, sachant cuisiner et appelant leur fille « ma chérie ». Je trouvais ma mère voyante. Je détournais les yeux quand elle débouchait la bouteille en la maintenant entre les jambes. J'avais honte de sa manière brusque de parler et de se comporter, d'autant plus vivement que je sentais combien je lui ressemblais. Je lui faisais grief2 d'être ce que, en train d'émigrer dans un milieu différent, je cherchais à ne plus paraître. Et je découvrais qu'entre le désir de se cultiver et le fait de l'être, il y avait un gouffre. Ma mère avait besoin du dictionnaire pour dire qui était Van Gogh, des grands écrivains, elle ne connaissait que le nom. Elle ignorait le fonctionnement de mes études. Je l'avais trop admirée pour ne pas lui en vouloir, plus qu'à mon père, de ne pas pouvoir m'accompagner, de me laisser sans secours dans le monde de l'école et des amis avec salon-bibliothèque, n'ayant à m'offrir pour bagage que son inquiétude et sa suspicion, « avec qui étais-tu, est-ce que tu travailles au moins ».
– Nous nous adressions l'une à l'autre sur un ton de chamaillerie en toutes circonstances. J'opposais le silence à ses tentatives pour maintenir l'ancienne complicité (« on peut tout dire à sa mère ») désormais impossible : si je lui parlais de désirs qui n'avaient pas trait3 aux études (voyages, sports, surboums4), ou discutais de politique (c'était la guerre d'Algérie), elle m'écoutait d'abord avec plaisir, heureuse que je la prenne pour confidente, et d'un seul coup, avec violence : « Cesse de te monter la tête avec tout ça, l'école en premier. »
Je me suis mise à mépriser les conventions sociales, les pratiques religieuses,
l'argent. Je recopiais des poèmes de Rimbaud et de Prévert, je collais des
photos de James Dean5 sur la couverture des cahiers, j'écoutais La Mauvaise
Réputation de Brassens6, je m'ennuyais. Je vivais ma révolte adolescente sur le mode romantique comme si mes parents avaient été des bourgeois. Je m'identifiais aux artistes incompris. Pour ma mère, se révolter n'avait eu qu'une seule signification, refuser la pauvreté, et qu'une seule forme, travailler, gagner de l'argent et devenir aussi bien que les autres. D'où ce reproche amer que je ne comprenais pas plus qu'elle ne comprenait mon attitude : « Si on t'avait fichue en usine à douze ans, tu ne serais pas comme ça. Tu ne connais pas ton bonheur. » Et encore, souvent, cette réflexion de colère à mon égard : « Ça va au pensionnat et ça ne vaut pas plus cher que d'autres. »
À certains moments, elle avait, dans sa fille en face d'elle, une ennemie de
classe7.