À ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur, par un chemin de traverse, une longue et lourde voiture à demi détraquée, grinçante, geignante, déteinte par la pluie et le soleil, une façon de roulotte poussiéreuse traînée par un squelette de cheval…
Et près de la bête poussive marchait d'un pas de spectre une bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse son costume bariolé, enveloppée dans un manteau sur lequel retombaient ses cheveux d'un blond magnifique, une coulée d'or en lave. Avec son port de reine, sa démarche raidie, son masque rouge, son allure automatique, fantomale, sans un geste, c'était une apparition à donner le frisson.
– Qui es-tu ? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval ; sors-tu de chez Satan, ou bien retournes-tu à lui ?
La bohémienne s'arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.
– Par le ciel ! s'écria le duc, je crois que cette gitane se moque…
Il n'acheva pas : à cette seconde, de l'intérieur de cette chose innommable qu'était la voiture s'échappait une mélodie : une voix d'une incomparable pureté chantait doucement. Et elle s'accompagnait d'une guitare dont les sonorités assourdies faisaient vibrer de profondes émotions.
Le duc de Guise, soudain pâli, frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme :
– Oh ! cette voix ! C'est la sienne ! C'est elle !… Sorcière, qui chante là ? Parle ! Es-tu donc sourde, ou muette ?
Un homme, à cet instant, s'élança de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique.
– Le bohémien Belgodère ! murmura Henri de Guise, dont le front s'empourpra.
Et cherchant à cacher la violente émotion qui l'étreignait :
– Dis-moi, bohème : quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que la nuit, plus mystérieuse que la tombe ?…
– Excusez-la, monseigneur ! C'est Saïzuma, une pauvre folle que j'ai recueillie un jour qu'elle sortait de prison… Sa folie c'est d'avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu'on ne puisse voir sa honte… Elle vous dira pourtant la bonne aventure.
– Inutile ! Qui es-tu toi-même ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ?…
Le bohémien se campa, se drapa :
– D'où je viens, monseigneur ? Du bout du monde ! Où je vais ? À Paris, centre du monde ! Qui je suis ? Belgodère premier et dernier du nom, bateleur jongleur, avaleur de sabres et bon à tout métier. Vous faut-il le spectacle ? Je vous montrerai…
– Il suffit, bohème !… Dis-moi, n'étais-tu pas à Orléans il y a trois mois ?
– J'y étais, monseigneur ! dit Belgodère qui dissimula un sourire. J'y étais avec toute ma troupe, y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta, qui charme jusqu'aux rochers, comme le sieur Orpheus, jusqu'aux bêtes sauvages, que dis-je ! jusqu'aux princes ! Monseigneur va la voir ! Violetta ! Violetta mia ! Arrive, par l'enfer ! Ah ! la voilà !…
Une jeune fille de quinze ans apparut toute tremblante sur le devant de la voiture :
– Me voici, maître… me voici !…
Un murmure d'admiration parcourut les cinquante cavaliers rangés autour de Henri de Guise. Le duc demeura ébloui.
« Oui, c'est elle ! fit-il en lui-même. J'éprouve le même trouble que lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints ! Qu'ai-je donc à m'émouvoir ainsi !… Cette fille de bohème sera à moi, si je veux ! »