Osman s'assit sur le banc. Tous les jours, depuis un mois, il venait et il s'asseyait sur ce même banc. Quand, parfois, d'autres personnes l'occupaient, il continuait son chemin dans le parc. Il marchait jusqu'à ce qu'une place se libère sur le banc. Une fois, comme ça, il avait fait sept fois le tour du parc. Deux heures à tourner, les mains dans le dos.
Ce banc, pourtant, n'avait rien de particulier. Il y en avait des tas d'autres semblables
dans le parc, et, sans doute, dans tous les autres parcs de Marseille. Mais ce banc, Osman, il avait décidé que ce serait le sien. C'était aussi simple que ça.
Les premiers jours où il était venu flâner ici, dans le parc Borély, il avait constaté que chacun semblait avoir sa place habituelle. Les vieux, les femmes seules, les mères de famille avec leur landau. Les gens du même banc discutaient entre eux, comme en famille. Ils riaient ensemble, et s'embrassaient parfois avant de se quitter.
– La place est libre ? avait-il demandé la première fois.
La jeune femme donnait le biberon à son nouveau-né.
Elle avait levé les yeux sur lui.
Osman aima ses yeux et son sourire. Tout de douceur. Dans la ville, il croisait
plus souvent d'autres regards. Plus durs. Hostiles. Il savait, cela ne tenait pas
seulement à son allure générale – il s'habillait, comme beaucoup d'autres de
revenu modeste, au marché de la Plaine : des pantalons de toile à
cinq francs1,
des chemises à carreaux aux couleurs vives à dix francs les trois – mais à ce qu'il
était : un ouvrier immigré, enfin plus exactement un immigré chômeur.
– Je crois, oui.
– Merci, il avait dit.
Et il s'était assis, intimidé, au bout du banc.
Bien plus tard seulement, il s'était laissé aller à mieux occuper sa place sur
le banc. En faisant lentement glisser ses fesses chaque fois qu'il croisait et décroisait
ses jambes. À un moment, la jeune femme lui avait lancé un autre regard, et il avait eu peur qu'elle ne prenne peur de lui.
– On est bien ici, il avait dit. Pour dire quelque chose d'apaisant.
– Oui.
Puis elle avait crié après Marius et Antonin, ses deux autres enfants,
qui s'amusaient à jeter de la terre sur les pigeons. C'étaient
de beaux enfants. Son fils, à Osman, venait d'avoir cinq ans. Le
même âge, ou presque, que le petit Antonin. Gülnur, il s'appelait.
Lui aussi, il était beau. Antonin avait couru maladroitement
vers sa mère, et Osman avait songé à Gülnur qu'il n'avait pas vu
grandir. Aysel, sa femme, n'avait rien dit quand il lui avait annoncé
son départ. Il n'y avait rien à dire, d'ailleurs. À Bilcenik, son
village d'Anatolie, il était le dernier homme de trente ans. Tous
étaient partis. Tous envoyaient à leur famille de quoi vivre chaque
semaine. Et tous reviendraient un jour ou l'autre les poches bourrées
d'argent. Ce jour-là, Gülnur venait d'avoir un mois. Il ne
l'avait pas revu depuis. « Tu as un beau fils », écrivait Aysel dans ses
lettres. Mais lui, Osman, il était incapable de l'imaginer, son fils.
Osman étira ses jambes. Il regarda autour de lui. Il connaissait
maintenant presque tous les habitués du parc, des bancs, par
leur prénom, même si aucun d'eux ne lui adressait la parole.
Il se nourrissait de la vie des autres, des histoires qu'il entendait.
Jocelyne, la jeune maman, était la seule à partager le banc avec lui. Du
moins quand il venait s'asseoir. Après, d'autres personnes l'occupaient. Une
autre mère de famille, plus âgée que Jocelyne, et une dame qui aurait pu être
sa mère.
Osman s'en était aperçu un jour qu'il était revenu vers le banc, un quart
d'heure après l'avoir quitté. À l'arrêt de bus, il s'était souvenu qu'il avait oublié
le sac en papier de son casse-croûte. Une tomate, un fruit, un morceau
de pain, un bout de fromage de brebis parfois. Il ne voulait pas qu'on lui
reproche ça, de ne pas avoir jeté les déchets dans une des petites poubelles
vertes du parc. Le sac papier, en boule, était par terre à côté du banc. Poussé
par la vieille dame, sans doute.
– Excusez-moi, il avait dit en le ramassant.
La vieille dame ne l'avait même pas regardé. L'autre maman non plus. Jocelyne
avait souri. Lui avait souri, il pensa. Et, depuis, même s'il n'osait pas engager
la conversation avec elle, il s'était pris d'affection pour cette jeune femme.
Les jours passant, Osman s'était enhardi à parler avec Marius et Antonin,
à jouer avec eux. Il renonçait de plus en plus à s'acheter un fruit pour avoir
toujours quelques bonbons dans sa poche. Les enfants aiment bien les gens
qui leur offrent des bonbons. Dans tous les pays.
– Je peux leur donner ? il avait demandé à Jocelyne, en exhibant deux
grosses sucettes.
C'était hier.
– Oui, si vous voulez.
Marius et Antonin étaient aux anges.
– Et qu'est-ce qu'on dit ? avait lancé Jocelyne.
Osman avait eu droit à deux mercis, et à deux bisous. La première fois depuis
cinq ans que des enfants l'embrassaient. Ça lui fit chaud au cœur. Tout
n'est pas foutu, il pensa.
Et, le soir, dans son petit meublé de la rue Consolat, il se remit à espérer.
À rêver qu'Aysel et Gülnur pourraient enfin venir le rejoindre à Marseille.
Il s'était endormi en s'imaginant avec eux, au parc Borely, tout à sa joie de
présenter bientôt Aysel à Jocelyne, Gülnur à Marius et Antonin.
Oui, c'était ça qui allait arriver.
À suivre...