Enfin il est six heures et je peux cesser de jouer du piano et commencer à
mettre la table dans la salle à manger. D'abord les trois sets, qui intercepteront
toute miette errante qui pourrait tomber en flottant de nos doigts malhabiles
et se coincer dans la nappe en dentelle, d'où nous aurions beaucoup de mal à
l'extirper. Ensuite les grandes assiettes blanches bordées d'un cercle d'or et les
assiettes à pain assorties, qu'il faut poser en haut à gauche. Ensuite l'argenterie
lourde qui se trouve dans une boîte tapissée de velours dans le premier tiroir du
buffet. La fourchette va à gauche de l'assiette et le couteau à droite avec le côté
coupant vers l'intérieur, sans quoi on pourrait se couper en le prenant (même
si on n'est pas censé prendre le couteau par la lame de toute façon), la cuiller à
soupe à droite du couteau parce que le repas commence avec la soupe (et grandmère
dit que lors des dîners formels quand il y a beaucoup d'argenterie près de
votre assiette il ne faut pas se poser de questions,
la règle d'étiquette est toujours
de commencer à l'extérieur et de progresser vers l'intérieur), la cuiller à dessert,
retournée, au-dessus de l'assiette, son manche pointant vers la droite pour qu'on
puisse l'attraper plus facilement avec la main droite (tant pis pour les gauchers !),
le verre à eau juste au-dessus et un peu à droite du couteau. Pendant ce temps
grand-papa est rentré de sa promenade avec le chien, il prend Hilare dans ses bras
et lui essuie les pattes avec un torchon pour qu'il ne laisse pas des traces de boue
et de neige fondue, après quoi il allume la télévision pour regarder le journal
du soir. Là nous apprenons que
Diefenbaker et Pearson ont trouvé un nouveau
sujet de discorde et que le mur de Berlin est complètement achevé et que le
président Kennedy veut punir Cuba d'avoir capturé
tous les cochons qu'il a
envoyés là-bas l'année dernière. Des conflits éclatent sans cesse, un peu partout
dans le monde, je n'arrive pas à les comprendre mais chaque fois que maman
est là ils déclenchent une dispute, par exemple elle s'indigne que l'Amérique
dépense une fortune pour envoyer des fusées dans l'espace alors que des millions
de ses propres citoyens sont pauvres et chômeurs et noirs, j'aurais tendance à
être d'accord avec elle mais ses parents ne le sont pas, ils lui demandent si elle ne
serait pas par hasard en train de devenir une racaille communiste. Grand-maman
et grand-papa ne se disputent jamais, c'est à peine s'ils se parlent. Je crois que
grand-papa n'a pas le droit de dire aux autres ce que lui racontent
ses fous sur
le divan du matin au soir, et la seule autre chose qui l'intéresse c'est le hockey
(où
Gordie Howe est son héros), mais le hockey laisse grand-maman de glace.
Quant à grand-maman, elle aurait du mal à transformer ses propres activités
quotidiennes en palpitants récits d'aventures, alors en général pendant le repas
on se contente de manger et de dire « Pourrais-je avoir le beurre s'il-vous-plaît ? »
et « Encore un peu de potage ? » et des trucs comme ça.