Kristina (dite aussi AGM, Erra ou Klarysa), la grand-mère de Randall et arrière-grand-mère de Sol, est la quatrième narratrice du roman. Elle grandit en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale. Au début de l'extrait suivant, elle évoque son père.
Comme tous les hommes allemands en ce moment il doit essayer de tuer le
plus possible de Russes, même si on est en train de perdre la guerre et même si
Jésus a dit
Tu ne tueras point (ou peut-être que c'était Moïse). Grand-père dit que
parfois on n'a pas le choix, il faut tuer ou être tué, un point c'est tout. Pendant
le bénédicité, il demande à Dieu de protéger père et
Lothar1 de l'ennemi et ça me gêne parce qu'il y a sûrement des familles en Russie qui lui demandent de
protéger
leurs hommes de l'ennemi sauf que quand ils disent l'ennemi ils parlent
de nous, et à l'église quand le prêtre dit qu'il faut prier pour Hitler je pense aux
gens dans les églises russes qui prient pour leur Guide à eux et je peux imaginer
le pauvre Dieu qui, là-haut dans les nuages, se prend la tête dans les mains et
essaye de faire plaisir à tout le monde et se rend compte que ce n'est pas possible.
Le mercredi et le samedi je prends mon bain avec Greta, elle me lave les
cheveux parce que c'est elle l'aînée, elle est censée savoir le faire sans me mettre
du savon dans les yeux mais parfois elle m'en met quand même et ça me pique,
je suis sûre qu'elle le fait exprès mais elle s'excuse alors je n'ai pas le droit de
rapporter.
Notre jeu préféré dans le bain c'est un jeu qu'on a inventé qui s'appelle
Heil Hitler2 où on se lève et on dit « Heil Hitler » d'une voix rigolote, en imitant
un fantôme ou un fou furieux ou un clown ou une grande dame, ou bien on se
trompe de geste et au lieu de lever le bras on lève le coude, ou alors on met un
pouce sur le nez et l'autre pouce sur le petit doigt et on remue tous les doigts en
disant « Heil Hitler ». [...]
On sait que ce n'est pas vraiment de la blague parce que l'an dernier Lothar
a rencontré notre voisine M
me Webern dans le couloir et quand il a levé le bras
en disant « Heil Hitler » elle n'a pas répondu alors ils l'ont dénoncée à la police
et ils sont venus l'arrêter. Déjà son mari avait été emmené au début de la guerre
et maintenant leurs enfants devaient se débrouiller seuls, les plus âgés s'occupant
des plus jeunes. M
me Webern a été absente trois semaines et en revenant elle
disait « Heil Hitler » à nouveau, comme tout le monde.