Ah non, rien ne me plaisait dans le cadre de ma nouvelle vie ! De jour en jour mes appréhensions se fortifiaient et devenaient pesantes comme un fardeau que je ne pouvais jamais déposer. Je me couchais avec lui. Il s'étendait sur moi par-dessus le corps musculeux de
John Indien. Au matin, il alourdissait mon pas dans l'escalier et ralentissait mes mains quand je préparais le fade
gruau du petit-déjeuner.
Je n'étais plus moi-même.
Pour tenter de me réconforter, j'usai d'un remède. Je remplissais un bol d'eau que je plaçais près de la fenêtre de façon à pouvoir le regarder tout en tournant et virant dans ma cuisine et j'y enfermais ma
Barbade. Je parvenais à l'y faire tenir tout entière avec la houle des champs de canne à sucre prolongeant celle des vagues de la mer, les cocotiers penchés du bord de mer et
les amandiers-pays tout chargés de fruits rouges et vert sombre. Si je distinguais mal les hommes, je distinguais
les mornes, les cases, les moulins à sucre et
les cabrouets à boeufs que fouettaient des mains invisibles. Je distinguais les habitations et les cimetières des maîtres. Tout cela se mouvait dans le plus grand silence au fond de l'eau de mon bocal, mais cette présence me réchauffait le cœur.
Parfois Abigail, Betsey, maîtresse Parris me surprenaient dans cette contemplation
et s'étonnaient :
— Mais que regardes-tu, Tituba ?
Maintes fois, je fus tentée de partager mon secret avec Betsey et maîtresse Parris, qui je le savais, regrettaient aussi vivement la Barbade. Toujours, je me
ravisais, mue par une prudence nouvellement acquise que me dictait mon environnement. Et puis, je me le demandais, leur regret et leur nostalgie, pouvaient ils se comparer aux miens ? Ce qu'elles regrettaient, c'était la douceur d'une vie plus facile, d'une vie de Blanches, servies, entourées par des esclaves attentionnés. Même si maître Parris avait fini par perdre tout son bien et toutes ses espérances, les jours qu'elles y avaient coulés, avaient été faits de luxe et de volupté. Moi, qu'est-ce que je regrettais ? Les bonheurs
ténus de l'esclave. Les
miettes qui tombent du pain aride de ses jours et dont il fait des douceurs. Les instants
fugaces des jeux interdits.
Nous n'appartenions pas au même monde, maîtresse Parris, Betsey et moi,
et toute l'affection que j'éprouvais pour elles ne pouvait changer ce fait-là. […]
Je n'avais pas pris la pleine mesure des ravages que causait la religion de Samuel Parris ni même compris sa vraie nature avant de vivre à Salem. Imaginez une étroite communauté d'hommes et de femmes, écrasés par la présence du Malin parmi eux et cherchant à le traquer dans toutes ses manifestations. Une vache qui mourait, un enfant qui avait des convulsions, une jeune fille qui tardait à connaître son flot menstruel et c'était matière à spéculations infinies. Qui, s'étant lié par un pacte avec le terrible ennemi, avait provoqué ces catastrophes ? […] Moi-même, je m'empoisonnais à cette atmosphère délétère et je me surprenais, pour un oui ou pour un non, à réciter
des litanies protectrices ou à accomplir des gestes de purification. […]
Oui, je devenais une autre femme. Une étrangère à moi-même.