Mon père respirait difficilement, les yeux grands ouverts. Ma mère a fermé le café et l'épicerie, comme tous les dimanches, vers une heure. Elle est remontée près de lui. Pendant que je faisais la vaisselle, mon oncle et ma tante sont arrivés. Après avoir vu mon père, ils se sont installés dans la cuisine. Je leur ai servi le café. J'ai entendu ma mère marcher lentement au-dessus, commencer à descendre. J'ai cru, malgré son pas lent, inhabituel, qu'elle venait boire son café. Juste au tournant de l'escalier, elle a dit doucement : « C'est fini. » [...]
J'ai fini de mettre au jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis entrée.
Un dimanche après la messe, j'avais douze ans, avec mon père, j'ai monté le grand escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale. Jamais nous n'y étions allés. Je m'en faisais une fête. On n'entendait aucun bruit derrière la porte. Mon père l'a poussée, toutefois. C'était silencieux, plus encore qu'à l'église, le parquet craquait et surtout cette odeur étrange, vieille. Deux hommes nous regardaient venir depuis un comptoir très haut barrant l'accès aux rayons. Mon père m'a laissé demander : « On voudrait emprunter des livres. » L'un des hommes aussitôt : « Qu'est-ce que vous voulez comme livres ? » À la maison, on n'avait pas pensé qu'il fallait savoir d'avance ce qu'on voulait, être capable de citer des titres aussi facilement que des marques de biscuits. On a choisi à notre place,
Colomba pour moi, un roman
léger de Maupassant pour mon père. Nous ne sommes pas retournés à la bibliothèque. C'est ma mère qui a dû rendre les livres, peut-être, avec du retard.
Il me conduisait de la maison à l'école sur son vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil.
Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné.
Il chantait :
C'est l'aviron qui nous mène en rond.
Je me souviens d'un titre
L'Expérience des limites. Mon découragement en lisant le
début, il n'y était question que de métaphysique et de littérature.
Tout le temps que j'ai écrit, je corrigeais aussi des devoirs, je fournissais des modèles de dissertation, parce que je suis payée pour cela. Ce jeu des idées me causait la même impression que le luxe, sentiment d'irréalité, envie de pleurer.