Après avoir évoqué la mort de son père, Annie Ernaux décide de rassembler « tous les
signes objectifs » de l'existence de celui-ci, en commençant par son enfance paysanne.
Ils habitaient une maison basse, au toit de
chaume1, au sol en terre battue. Il
suffit d'arroser avant de balayer. Ils vivaient des produits du jardin et du poulailler,
du beurre et de la crème que le fermier cédait à mon grand-père. Des mois
à l'avance ils pensaient aux noces et aux communions, ils y arrivaient le ventre
creux de trois jours pour mieux profiter. Un enfant du village, en convalescence
d'une scarlatine, est mort étouffé sous les vomissements des morceaux de volaille
dont on l'avait gavé. Les dimanches d'été, ils allaient aux « assemblées », où l'on
jouait et dansait. Un jour, mon père, en haut du mât de
cocagne2, a glissé sans
avoir décroché le panier de victuailles. La colère de mon grand-père dura des
heures. «
Espèce de grand piot » (nom du dindon en normand).
Le signe de croix sur le pain, la messe, les pâques. Comme la propreté, la religion
leur donnait la dignité. Ils s'habillaient en dimanche, chantaient le
Credo3 en
même temps que les gros fermiers, mettaient des sous dans le plat. Mon père
était enfant de chœur, il aimait accompagner le curé porter le
viatique4. Tous les
hommes se
découvraient5 sur leur passage.
Les enfants avaient toujours des vers. Pour les chasser, on cousait à l'intérieur
de la chemise, près du nombril, une petite bourse remplie d'ail. L'hiver, du coton
dans les oreilles. Quand je lis
Proust ou Mauriac6, je ne crois pas qu'ils évoquent
le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c'est le Moyen Âge.
Il faisait deux kilomètres à pied pour atteindre l'école. Chaque lundi, l'instituteur
inspectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux à cause
de la vermine. Il enseignait durement, la règle de fer sur les doigts,
respecté.
Certains de ses élèves parvenaient au certificat dans les premiers du canton, un
ou deux à l'école normale d'instituteurs. Mon père manquait la classe, à cause
des pommes à ramasser, du foin, de la paille à botteler, de tout ce qui se sème
et se récolte. Quand il revenait à l'école, avec son frère aîné, le maître hurlait « Vos parents veulent donc que vous soyez misérables comme eux ! ». Il a réussi
à savoir lire et écrire sans faute. Il aimait apprendre. (On disait apprendre tout
court, comme boire ou manger.) Dessiner aussi, des têtes, les animaux. À douze
ans, il se trouvait dans la classe du certificat. Mon grand-père l'a retiré de l'école
pour le placer dans la même ferme que lui. On ne pouvait plus le nourrir à rien
faire.
« On n'y pensait pas, c'était pour tout le monde pareil. »