Je travaillais mes cours, j'écoutais des disques, je lisais, toujours dans ma
chambre. Je n'en descendais que pour me mettre à table. On mangeait sans
parler. Je ne riais jamais à la maison. Je faisais de « l'ironie ». C'est le temps où
tout ce qui me touche de près m'est étranger. J'émigre doucement vers le monde
petit-bourgeois, admise dans ces
surboums1 dont la seule condition d'accès, mais
si difficile, consiste à ne pas être
cucul2. Tout ce que j'aimais me semble
péquenot3,
Luis Mariano4, les romans de Marie-Anne Desmarets,
Daniel Gray5, le rouge
à lèvres et la poupée gagnée à la foire qui étale sa robe de paillettes sur mon lit.
Même les idées de mon milieu me paraissent ridicules, des
préjugés, par exemple,
« la police, il en faut » ou « on n'est pas un homme tant qu'on n'a pas fait son
service6 ». L'univers pour moi s'est retourné.
Je lisais la « vraie » littérature, et je recopiais des phrases, des vers, qui, je
croyais, exprimaient mon « âme », l'indicible de ma vie, comme « Le bonheur
est un dieu qui marche les mains vides »… (
Henri de Régnier7).
Mon père est entré dans la catégorie des
gens simples ou
modestes ou
braves
gens. Il n'osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais
plus de mes études. Sauf le latin, parce qu'il avait servi la messe, elles lui étaient
incompréhensibles et il refusait de faire mine de s'y intéresser, à la différence de
ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le
mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même « bouquin ». Et toujours la peur
OU PEUT-ÊTRE LE DÉSIR que je n'y arrive pas.
Il s'énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur
leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte
de ma chambre le soir lui faisait dire que je m'usais la santé. Les études, une
souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et
ne pas prendre un ouvrier.
Mais que j'aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la
fleur de l'âge. Il avait parfois l'air de penser que j'étais
malheureuse.
Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de
la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept
ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient
au bureau, à l'usine ou servaient derrière le comptoir
de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne
pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme
une excuse : « On ne l'a jamais poussée, elle avait ça
dans elle. » Il disait que j'apprenais bien, jamais que
je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler
de ses mains.