Jacquot avait Fanchon ; Étienne, Madeleine, parce que Marie Fouard s'était
donnée à moi, pour être reine du vallon. Jacquot et son amie, qui étaient nos
aînés de plus de six ans, regardaient en souriant nos petites amours, et la jalousie
d'Étienne, qui aurait voulu avoir Marie : « Ah ! dit le pèlerin de Saint-Michel1, que
ne sommes-nous tous ici hommes et femmes ! car moi, je vou'aimerais ben, Fanchon
! et Étienne, lui, aimerait ben Marie ! Ign y a qu'Monsieur
Nicolas ; son père ne l'vourait jamais marier au village ; car il a
dit comme ça in jour : J'mettrai mon fils Nicolas à la ville ; car
il apprend ben, et j'crais qu'il ara de l'esprit. » […] Et Jacquot
dit : « J'aime mieux être le garçon de Blaise Guerreau, que le fils
de M. Réti' ; car j'suis maîte d'mes voulontés. […] » — « Ah !
m'écriai-je (et je dis ce que je sentais), que vous êtes heureux
vous autres, qui êtes nés de parents qui ne veulent pas vous élever
au-dessus de leur état ! Et d'où vient, moi qui ne désire que
de rester ignoré, pauvre et heureux par la solitude, en aimant
celle que j'aime, que j'ai des parents qui me veulent pousser ?
Je ne voudrais être que laboureur un jour, et bien cultiver mes
champs ; la peine du corps ne m'épouvante pas ; je ne crains que
celle de l'esprit ! » Ce langage me concilia la bienveillance de mes
camarades. Ils m'assurèrent que j'étais né pour être au-dessus
d'eux […]. Nous nous en revînmes tous ensemble à la nuit. Je
me couchai triste, et le lendemain, je me levai plus triste encore pour aller à l'école.
Mais il faut placer ici quelque chose, que j'ai omis, pour ne pas mêler à mes
moutons des objets d'un genre tout différent… J'avais appris à lire le Français,
depuis mon retour de Vermenton. Je portais aux champs, ou dans le jardin, près
des abeilles, un psautier2 Latin-Français, avec un ouvrage qui n'était que dans cette
dernière langue, et qu'on me sacrifiait [...]. Nous étions alors sept enfants du second
lit3 (nombre égal à ceux du premier, savoir : Nicolas-Edme (moi), Marie-Geneviève,
Catherine, Baptiste, Charles, Élisabeth et Pierre, le dernier de tous, qui, sans talent
pour la campagne, devait cependant y remplacer mon père un jour). On mettait
tous ces enfants sous ma direction, en été, dans l'enclos du pré, où ils étaient en
sûreté sur la pelouse ; en hiver, dans un endroit chaud et propre, comme l'écurie
aux brebis. J'étais là presque roi, comme dans mon vallon : la domination est une
double, une centuple existence, pour celui qui l'exerce. Tous mes moments étaient
employés. [...] Je trouvai ensuite moyen de mettre la main sur la Bible de mon père,
dont je savais par coeur tout l'historique, que je lus couramment. Ainsi, je savais lire
le Français à l'époque où nous en sommes.
Surnom donné à Étienne
parce qu'il a fait le pèlerinage
jusqu'au Mont Saint-Michel.
Le père de Nicolas s'est marié deux fois.