Texte fondateur
Kant rappelle au début de ce texte une première définition du jugement esthétique comme
« la faculté de juger d'un objet ou d'une représentation par une satisfaction dégagée de tout
intérêt. » Le plaisir esthétique est un plaisir sans désir. Le beau touche l'homme même s'il n'a
aucun intérêt à la chose, aucun besoin ni envie. Ce plaisir est donc ressenti par le sujet mais
ne dépend pas de lui.
Le beau est ce qui est représenté, sans concepta, comme l'objet d'une satisfaction
universelle.
Cette définition du beau peut être tirée de la précédente, qui en fait l'objet d'une satisfaction dégagée de tout intérêt. En effet, celui qui a conscience de trouver en quelque chose une satisfaction désintéressée ne peut s'empêcher de juger que la même chose doit être pour chacun la source d'une semblable satisfaction. Car, comme cette satisfaction n'est point fondée sur quelque inclination du sujet (ni sur quelque intérêt réfléchi), mais que celui qui juge se sent entièrement libre relativement à la satisfaction qu'il attache à l'objet, il ne pourra trouver dans des conditions particulières la véritable raison qui la détermine en lui, et il la regardera comme fondée sur quelque chose qu'il peut aussi supposer en tout autre ; il croira donc avoir raison d'exiger de chacun une semblable satisfaction. Aussi parlera‑t‑il du beau comme si c'était une qualité de l'objet même, et comme si son jugement était logique (c'est‑à‑dire constituait par des concepts une connaissance de l'objet), bien que ce jugement soit purement esthétique et qu'il n'implique qu'un rapport de la représentation de l'objet au sujet : c'est qu'en effet il ressemble à un jugement logique en ce qu'on peut lui supposer une valeur universelleb
. Mais cette universalité n'a pas sa source dans des concepts. Car il n'y a point de passage des concepts au sentiment du plaisir ou de la peine. […] Le jugement de goût, dans lequel nous avons conscience d'être tout à fait désintéressés, peut donc réclamer à juste titre une valeur universelle, quoique cette universalité n'ait pas son fondement dans les objets mêmes ; en d'autres termes, il a droit à une universalité subjectivec.
Pour ce qui est de l'agréable, chacun reconnaît que le jugement par lequel il déclare qu'une chose lui plaît, étant fondé sur un sentiment particulier, n'a de valeur que pour sa personne. C'est pourquoi, quand je dis que le vin de Canarie est agréable, je souffre volontiers qu'on me reprenne et qu'on me rappelle que je dois dire seulement qu'il m'est agréable ; et cela ne s'applique pas seulement au goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi à ce qui peut être agréable aux yeux et aux oreilles. Pour celui‑ci la couleur violette est douce et aimable, pour celui‑là elle est terne et morte. Tel aime le son des instruments à vent, tel autre celui celui des instruments à cordes. Ce serait folie de prétendre contester ici et accuser d'erreur le jugement d'autrui lorsqu'il diffère du nôtre, comme s'ils étaient opposés l'un à l'autre ; en fait d'agréable, il faut donc reconnaître ce principe que chacun a son goût particulier (le goût de ses sens).
Il en est tout autrement en matière de beau. Ici, en effet, ne serait-il pas ridicule qu'un homme qui se piquerait de quelque goût crût avoir tout décidé en disant qu'une chose (comme, par exemple, cet édifice, cet habit, ce concert, ce poème soumis à notre jugement), est belle pour lui ? C'est qu'il ne suffit pas qu'une chose plaise pour qu'on ait le droit de l'appeler belle. Beaucoup de choses peuvent avoir pour moi de l'attrait et de l'agrément, personne ne s'en inquiète ; mais
lorsque je donne une chose pour belle, j'exige des autres le même sentimentd ; je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, et je parle de la beauté comme si c'était une qualité des choses. Aussi dis-je que la chose est belle, et, si je m'attends à trouver les autres d'accord avec moi dans ce jugement de satisfaction, ce n'est pas que j'aie plusieurs fois reconnu cet accord, mais c'est que je crois pouvoir l'exiger d'eux.
Aide à la lecture
a. Sans concept signifie ici sans démonstration, ou sans argument logique permettant de fixer une définition.
b. Le jugement esthétique affirme comme le jugement logique. Cependant, dire « c'est vrai » suppose une démonstration ou une vérification, alors que dire « c'est beau » ne se prouve pas mais s'éprouve. Le jugement esthétique ne renvoie pas à la qualité de l'objet jugé mais à un sentiment de satisfaction chez la personne qui juge.
c. Par l'expression paradoxale « universalité subjective », il faut comprendre que, ce que l'homme ressent subjectivement, il l'exige et le suppose chez tout autre.
d. Si le jugement de goût ne dépend pas des intérêts d'un individu, il n'est pas relatif à chacun (contrairement au jugement sur l'agréable), donc il peut prétendre à l'universalité. Il faut pouvoir exiger d'un autre qu'il reconnaisse le sentiment de beauté, par exemple s'il est placé devant un objet qui a été jugé beau. Il n'est donc pas possible de dire : « à chacun son goût ! » en matière de beauté.