Comme, lorsque j'ai parlé d'une béatitude qui dépend entièrement de notre libre arbitre et que tous les hommes peuvent acquérir sans aucune assistance d'ailleurs, vous remarquez fort bien qu'il y a des maladies qui, ôtant le pouvoir de raisonner, ôtent aussi celui de jouir d'une satisfaction d'esprit raisonnable ; et cela m'apprend que ce que j'avais dit généralement de tous les hommes, ne doit être entendu que de ceux qui ont l'usage libre de leur raison, et avec cela qui savent le chemin qu'il faut tenir pour parvenir à cette béatitude. Car il n'y a personne qui ne désire se rendre heureux ; mais plusieurs n'en savent pas le moyen ; et souvent l'indisposition qui est dans le corps1, empêche que la volonté ne soit libre. Comme il arrive aussi quand nous dormons ; car le plus philosophe du monde ne saurait s'empêcher d'avoir de mauvais songes, lorsque son tempérament l'y dispose. Toutefois l'expérience fait voir que, si on a eu souvent quelque pensée, pendant qu'on a eu l'esprit en liberté, elle revient encore après, quelque indisposition qu'ait le corps ; ainsi je puis dire que mes songes ne me représentent jamais rien de fâcheux, et sans doute qu'on a grand avantage de s'être dès longtemps accoutumé à n'avoir point de tristes pensées. Mais nous ne pouvons répondre absolument de nous‑mêmes que pendant que nous sommes à nous, et c'est moins de perdre la vie que de perdre l'usage de la raison ; car, même sans les enseignements de la foi, la seule philosophie naturelle2 fait espérer à notre âme un état plus heureux, après la mort, que celui où elle est à présent ; et elle ne lui fait rien craindre de plus fâcheux, que d'être attachée à un corps qui lui ôte entièrement sa liberté.
Pour les autres indispositions, qui ne troublent pas tout à fait le sens, mais altèrent seulement les humeurs3, et font qu'on se trouve extraordinairement enclin à la tristesse, ou à la colère, ou à quelque autre passion, elles donnent sans doute de la peine, mais elles peuvent être surmontées, et même donnent matière à l'âme d'une satisfaction d'autant plus grande, qu'elles ont été plus difficiles à vaincre. Et je crois aussi le semblable de tous les empêchements de dehors, comme de l'éclat d'une grande naissance, des cajoleries de la cour, des adversités de la fortune, et aussi de ses grandes prospérités, lesquelles ordinairement empêchent plus qu'on ne puisse jouer le rôle de philosophe, que ne font ses disgrâces. Car lorsqu'on a toutes choses à souhait, on s'oublie de penser à soi, et quand, par après, la fortune change, on se trouve d'autant plus surpris, qu'on s'était plus fié en elle. Enfin on peut dire généralement qu'il n'y a aucune chose qui nous puisse entièrement ôter le moyen de nous rendre heureux, pourvu qu'elle ne trouble point notre raison ; et que ce ne sont pas toujours celles qui paraissent les plus fâcheuses, qui nuisent le plus.
Mais afin de savoir exactement combien chaque chose peut contribuer à notre contentement, il faut considérer quelles sont les causes qui le produisent, et c'est aussi l'une des principales connaissances qui peuvent servir à faciliter l'usage de la vertu ; car toutes les actions de notre âme qui nous acquièrent quelque perfection, sont vertueuses, et tout notre contentement ne consiste qu'au témoignage intérieur que nous avons d'avoir quelque perfection. Ainsi nous ne saurions jamais pratiquer aucune vertu (c'est-à-dire faire ce que notre raison nous persuade que nous devons faire), que nous n'en recevions de la satisfaction et du plaisir. Mais il y a deux sortes de plaisirs : les uns qui appartiennent à l'esprit seul, et les autres qui appartiennent à l'homme, c'est‑à‑dire à l'esprit en tant qu'il est uni au corps ; et ces derniers se présentant confusément à l'imagination paraissent souvent beaucoup plus grands qu'ils ne sont, principalement avant qu'on les possède, ce qui est la source de tous les maux et de toutes les erreurs de la vie.
Car, selon la règle de la raison, chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c'est ainsi que nous mesurons ceux dont les causes nous sont clairement connues. Mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et plus désirables qu'elles ne sont ; puis, quand nous avons pris bien de la peine à les acquérir, et perdu cependant l'occasion de posséder d'autres biens plus véritables, la jouissance nous en fait connaître les défauts, et de là viennent les dédains, les regrets et les repentirs. C'est pourquoi le vrai office de la raison est d'examiner la juste valeur de tous les biens dont l'acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d'employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont, en effet, les plus désirables ; en quoi, si la fortune4 s'oppose à nos desseins, et les empêche de réussir, nous aurons au moins la satisfaction de n'avoir rien perdu par notre faute, et ne laisserons pas de jouir de toute la béatitude naturelle dont l'acquisition aura été en notre pouvoir. Ainsi, par exemple, la colère peut quelquefois exciter en nous des désirs de vengeance si violents qu'elle nous fera imaginer plus de plaisir à châtier notre ennemi, qu'à conserver notre honneur ou notre vie, et nous fera exposer imprudemment l'un et l'autre pour ce sujet. Au lieu que, si la raison examine quel est le bien ou la perfection sur laquelle est fondé ce plaisir qu'on tire de la vengeance, elle n'en trouvera aucune autre (au moins quand cette vengeance ne sert point pour empêcher qu'on ne nous offense derechef5), sinon que cela nous fait imaginer que nous avons quelque sorte de supériorité et quelque avantage au dessus de celui dont nous nous vengeons. Ce qui n'est souvent qu'une vaine imagination, qui ne mérite point d'être estimée à comparaison de l'honneur ou de la vie, ni même à comparaison de la satisfaction qu'on aurait de se voir maître de sa colère, en s'abstenant de se venger.
Et le semblable arrive en toutes les autres passions6 ; car il n'y en a aucune qui ne nous représente le bien auquel elle tend, avec plus d'éclat qu'il n'en mérite, et qui ne nous fasse imaginer des plaisirs beaucoup plus grands, avant que nous les possédions, que nous ne les trouvons par après, quand nous les avons. Ce qui fait qu'on blâme communément la volupté, pour ce qu'on ne se sert de ce mot que pour signifier des plaisirs qui nous trompent souvent par leur apparence, et nous en font négliger d'autres beaucoup plus solides, mais dont l'attente ne touche pas tant, tels que sont ordinairement ceux de l'esprit seul. Je dis ordinairement ; car tous ceux de l'esprit ne sont pas louables, pour ce qu'ils peuvent être fondés sur quelque fausse opinion, comme le plaisir qu'on prend à médire, qui n'est fondé que sur ce qu'on pense devoir être d'autant plus estimé que les autres le seront moins ; et ils nous peuvent aussi tromper par leur apparence, lorsque quelque forte passion les accompagne, comme on voit en celui que donne l'ambition.
Mais la principale différence qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que, le corps étant sujet à un changement perpétuel, et même sa conservation et son bien-être dépendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent guère ; car ils ne procèdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps, au moment qu'on les reçoit, et sitôt qu'elle cesse de lui être utile, ils cessent aussi, au lieu que ceux de l'âme peuvent être immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide que ni la connaissance de la vérité ni aucune fausse persuasion ne la détruisent.
Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit, qui peuvent être acquises par notre conduite, afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissions toujours les meilleures. Et pour ce que celles du corps sont les moindres, on peut dire généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux. Toutefois, je ne suis point d'opinion qu'on les doive entièrement mépriser, ni même qu'on doive s'exempter d'avoir des passions ; il suffit qu'on les rende sujettes à la raison, et lorsqu'on les a ainsi apprivoisées, elles sont quelquefois d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers l'excès.