Je me retrouvai seul, à cet endroit de la pièce où était la table autour de laquelle, jadis, nous prenions le repas. Le soleil dessinait des raies orangées sur le parquet. Pas un bruit. L'œil-de-bœuf1, à travers lequel on devinait une chambre, était toujours là. Je me rappelais l'emplacement des meubles : les deux grands globes terrestres de chaque côté de l'œil-de-bœuf. Sous celui-ci, la bibliothèque vitrée qui supportait la maquette d'un galion2. Au pied de la bibliothèque le modèle réduit de l'un de ces canons qu'on utilisait à la bataille de Fontenoy3. Les deux mannequins de bois avec leur armure et leur cotte de maille chacun en retrait de l'un des globes terrestres. Et devant la maquette du galion, le sabre qui avait appartenu au duc de Gloucester. [...].
Vide, cette pièce me semblait plus petite. Ou bien était-ce mon regard d'adulte qui la ramenait à ses véritables dimensions ? [...] Je pénétrai dans ce qui avait été le bureau de mon père, et là j'éprouvai un sentiment de profonde désolation. Plus de canapé, ni de rideau dont le tissu assorti était orné de ramages grenat. Plus de portrait de Beethoven au mur, à gauche près de la porte. Plus de buste de Buffon au milieu de la cheminée. Ni cette odeur de chypre4 et de tabac anglais.
Plus rien.
Je montai le petit escalier intérieur jusqu'au cinquième étage, et j'entrai dans la pièce de droite, transformée en salle de bain par mon père. Le dallage noir, la cheminée, la baignoire de marbre clair était toujours là, mais dans la chambre côté Seine, les boiseries bleu ciel avaient disparu, et je contemplai le mur nu. Il portait par endroits des lambeaux de toile de Jouy, vestiges des locataires qui avaient précédé mes parents et j'ai pensé que si je grattais ces lambeaux de toile de Jouy, je découvrirais de minuscules parcelles d'un tissu encore plus ancien.
Il était près de huit heures du soir et je demandais si le roux brillantiné de l'agence ne m'avait pas oublié. La chambre baignait dans cette lumière de soleil couchant qui faisait, sur le mur du fond, de petits rectangles dorés, les mêmes qu'il y a vingt ans. [...]
À quinze ans, lorsque je me réveillais dans cette chambre, je tirais les rideaux, et le soleil, les promeneurs du samedi, les bouquinistes qui ouvraient leurs boîtes, le passage d'un autobus à plateforme, tout cela me rassurait. Une journée comme les autres. La catastrophe que je craignais, sans très bien savoir laquelle, n'avait pas eu lieu. Je descendais dans le bureau de mon père et j'y lisais les journaux du matin. Lui, vêtu de sa robe de chambre bleue, donnait d'interminables coups de téléphone. Il me demandait de venir le chercher, en fin d'après-midi, dans quelque hall d'hôtel où il fixait ses rendez-vous. Nous dînions à la maison. Ensuite, nous allions voir un vieux film ou manger un sorbet, les nuits d'été, à la terrasse du Ruc-Univers. Quelquefois nous restions tous les deux dans son bureau, à écouter des disques ou à jouer aux échecs et il se grattait de l'index le haut du crâne avant de déplacer un pion. Il m'accompagnait jusqu'à ma chambre et fumait une dernière cigarette en m'expliquant ses « projets ».
Et comme les couches successives de papiers peints et de tissus qui recouvrent les murs, cet appartement m'évoquait des souvenirs plus lointains. Les quelques années qui comptent tant pour moi, bien qu'elles aient précédé ma naissance. À la fin de juin 1942, par un crépuscule aussi doux que celui d'aujourd'hui, un vélo-taxi s'arrête, en bas, dans le renfoncement du quai Conti, qui sépare la Monnaie5 de l'Institut6. Une jeune fille descend du vélo-taxi. C'est ma mère. Elle vient d'arriver à Paris par le train de Belgique.
Navire à voiles.
Célèbre bataille qui opposa les Français aux Anglais en 1745 à Fontenoy (en Belgique).
Parfum aussi appelé « mousse de chêne ».
Hôtel des Monnaies, construit sous Louis XV.
Institution créée en 1795, l'Institut de France regroupe cinq académies (dont l'Académie française).