À mesure que j'approchais, j'entendais gronder derrière moi, se rapprochant aussi, le tonnerre des roues.
J'arrivai au relais1. Je me retournai, et je vis accourir comme une ces trois voitures qui brûlaient le pavé, conduites par des chevaux en sueur, et par des postillons2 en grande tenue, poudrés et enrubannés.
Tout le monde se précipita sur la voiture de l'empereur. Je me trouvai naturellement un des premiers.
Il était assis au fond, à droite, vêtu de l'uniforme vert à revers blancs, et portant la plaque de la Légion d'honneur. Sa tête maladive, qui semblait grassement taillée dans un bloc d'ivoire, retombait légèrement inclinée sur sa poitrine ; à sa gauche, était assis son frère Jérôme ; en face de Jérôme et sur le devant, l'aide de camp Letort. Il leva la tête, regarda autour de lui et demanda :
– Où sommes-nous ?
– À Villers-Cotterêts, sire, dit une voix.
– À six lieues de Soissons, alors ? répondit-il.
– À six lieues de Soissons, oui, sire.
– Faites vite.
Et il retomba dans cette espèce d'assoupissement dont l'avait tiré le temps d'arrêt qu'avait fait la voiture. Pendant ce temps, on avait relayé3 ; les nouveaux postillons étaient en selle ; ceux qui venaient de dételer agitaient leurs chapeaux en criant : « Vive l'empereur ! »
Les fouets claquèrent ; l'empereur fit un léger mouvement de tête qui équivalait à un salut. Les voitures partirent au grand galop et disparurent au tournant de la rue de Soissons.
La vision gigantesque était évanouie.
[Quelques jours plus tard, Napoléon repasse dans la ville du narrateur.]
À sept heures, un courrier4 arrive ; il est couvert de boue, son cheval frissonne de tous ses membres et est prêt à tomber de fatigue.
Il commande quatre chevaux pour une voiture qui le suit, puis il saute à cheval et se remet en route. On l'a interrogé vainement : il ne sait rien ou ne veut rien dire.
On tire les quatre chevaux de l'écurie, on les harnache, on attend la voiture.
Un grondement sourd et qui se rapproche rapidement annonce qu'elle arrive. On la voit apparaître au tournant de la rue, elle s'arrête à la porte. Le maître de poste s'avance et demeure stupéfait. En même temps, je le prends par le pan de son habit :
– C'est lui ? C'est l'empereur ?
– Oui.
C'était l'empereur, à la même place où je l'avais vu, dans une voiture pareille, avec un aide de camp auprès de lui et un autre en face.
Mais ceux-là ne sont plus ni Jérôme ni Letort.
Letort est tué ; Jérôme a mission de rallier l'armée sous Laon.
C'est bien le même homme, c'est bien le même visage, pâle, maladif, impassible.
Seulement, la tête est un peu plus inclinée sur la poitrine. Est-ce simple fatigue ? Est-ce douleur d'avoir joué le monde et de l'avoir perdu ?
Comme la première fois, en sentant la voiture s'arrêter, il lève la tête, jette autour de lui ce même regard vague qui devient si perçant lorsqu'il le fixe sur un visage ou sur un horizon, ces deux choses mystérieuses derrière lesquelles peut toujours se cacher un danger.
– Où sommes-nous ? demande-t-il.
– À Villers-Cotterêts, sire.
– Bon ! À dix-huit lieues de Paris ?
– Oui, sire.
– Allez.
Et comme la première fois, après avoir fait une question pareille, dans les mêmes termes à peu près, il donna le même ordre et partit aussi rapidement.
Le même soir, Napoléon couchait à l'Élysée. Il y avait jour pour jour trois mois qu'à son retour de l'île d'Elbe il était rentré aux Tuileries.
Seulement, du 20 mars au 20 juin, il y avait un abîme où s'était engloutie sa fortune.
Cet abîme, c'était Waterloo.
Relais de poste, lieu où l'on remplaçait les chevaux fatigués par d'autres chevaux.
Conducteurs.
Remplacé les chevaux et les conducteurs.
Homme à cheval qui précédait les voitures de poste pour préparer les relais.