On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain et encore de l'humain : et ce Döll1 en est un bon exemple. Qu'est-ce que c'est d'autre, Döll, qu'un bon père de famille qui voulait nourrir ses enfants, et qui obéissait à son gouvernement, même si en son for intérieur il n'était pas tout à fait d'accord ? S'il était né en France ou en Amérique, on l'aurait appelé un pilier de sa communauté et un patriote ; mais il est né en Allemagne, c'est donc un criminel. La nécessité, les Grecs le savaient déjà, est une déesse non seulement aveugle, mais cruelle. Ce n'était pas que les criminels manquaient, à cette époque. Tout Lublin, j'ai essayé de le montrer, baignait dans une atmosphère louche de corruption et d'excès ; l'Einsatz, mais aussi la colonisation, l'exploitation de cette région isolée, faisaient perdre la tête à plus d'un. […] Si Döll s'est retrouvé à Sobibor et son voisin non, c'est un hasard, et Döll n'est pas plus responsable de Sobibor que son voisin plus chanceux ; en même temps, son voisin est aussi responsable que lui de Sobibor, car tous deux servent avec intégrité et dévotion le même pays, ce pays qui a créé Sobibor. Un soldat, lorsqu'il est envoyé au front, ne proteste pas ; non seulement il risque sa vie, mais on l'oblige à tuer, même s'il ne veut pas tuer ; sa volonté abdique ; s'il reste à son poste, c'est un homme vertueux, s'il fuit, c'est un déserteur, un traître. L'homme envoyé dans un camp de concentration, comme celui affecté à un Einsatzkommando2 ou à un bataillon de la police, la plupart du temps ne raisonne pas autrement : il sait, lui, que sa volonté n'y est pour rien, et que le hasard seul fait de lui un assassin plutôt qu'un héros, ou un mort.