Nous sommes en 1939. Henry Miller vit à Paris, mais la
guerre menace et il décide de partir vers le Sud, en Grèce,
où son ami Lawrence Durell le presse de lui rendre visite.
Dès son arrivée, c'est l'émerveillement. Il se met à prendre
des notes dans un journal.
Île d'Hydra – 5/11/39
Lieu de naissance de l'immaculée conception.
Une île bâtie par une race d'artistes. Tout y est miraculeusement produit
à partir de rien. Les maisons semblent reliées entre elles par un architecte
invisible. Tout est blanc comme neige et cependant plein de couleurs.
La ville entière ressemble au décor d'un rêve : un rêve né de la pierre. À
chaque pas, le paysage change. Hydra est comme un rocher posé sur une
scène tournante. Même le climat tourne. Nous revenons en arrière, vers le
solstice d'été. L'hiver viendra avec les roses, les melons, le raisin. Le sol est
comme du sang séché, et il devient rouge Pompéi grimpant aux murs. Les
îles flottent sur des bandes de lumière, amarrées au fond par de minuscules
autels blancs, telles des visions oniriques. La ville, organiquement sortie
du rocher selon une disposition artistique, semble renaître chaque jour.
On dirait la Hollande ou le Danemark, mais c'est la Grèce.
Dans la forteresse où vit Ghika, les discussions se rapportent toujours
à Byzance, qui constitue le lien culturel. Mais le pendule va et vient : de
Mycènes à la Grèce de Périclès, de la période minoenne à la révolution,
d'Hermès Trismégiste à Périclès Yannopoulos, Palamas, ou Sikelianos.
Les repas sont gargantuesques – les hors-d'oeuvre à eux seuls suffiraient.
Puis le dessert : melon, figues, oranges vertes, raisins, noix, pâtisseries
turques, en réalité grecques – byzantines ! – et le retsina qui transforme
tout en poudre d'or et aère les poumons grâce à une espèce de laque de
térébenthine raffinée qui, en s'évaporant, fait naître le bien-être, la joie et
la conversation. Chaque anecdote dévoile une nouvelle originalité grecque
– l'originalité de l'humain – qui rivalise ici en diversité et en excentricité
avec les phénomènes naturels. (Il y a l'histoire du banquier qui faisait de
mauvais vers. L'imbécile qui tenait un journal pornographique épais de
trente-trois volumes. La nymphomane qui dansait nue sur le domaine et
séduisait les invités. Etc. Légendes, fables, mythes à profusion.) « La route
vers la mer, au milieu des cimetières de pierres grises, de la bruyère grise,
des rochers vert lavande, du sol en sang, avec du blanc partout, et du bleu,
et des murs ruisselant d'ocre. Les visages stupéfiants des enfants, tous si
différents. Certains, pareils à des Africains, d'autres, aux figurines peintes
sur les vases (?), ou aux portraits sur les cercueils. La bonne qui s'appelle
Déméter – elle a été baptisée ainsi ! La maison de l'amiral. La destruction
de l'armada turque. Tout est légendaire, fabuleux, incroyable, miraculeux
– et pourtant vrai.
Tout commence et s'achève ici. »