Bien que cette femme, dont on peut supposer qu'elle sait également, en d'autres occasions, filer de la laine ou préparer une soupe, tienne son livre entrouvert afin de pouvoir reprendre sa lecture là où elle l'a abandonnée, il ne semble pas qu'elle en ait été distraite – parce que son mari lui aurait par exemple réclamé son repas, ses enfants leurs écharpes et leurs bonnets, ou simplement parce que sa voix intérieure l'eût rappelée à ses devoirs domestiques. Si cette femme a interrompu sa lecture, c'est plutôt librement et de son plein gré, pour réfléchir à ce qu'elle vient de lire. Son regard, qui ne fixe rien – pas même le spectateur du tableau, qui se trouve ainsi renvoyé à lui-même –, témoigne d'une attention flottant sans contrainte, d'une intériorité méditative. Cette femme continue à rêver et à penser à ce qu'elle a lu. Non seulement elle lit, mais elle paraît en outre se former sa propre vision du monde et des choses.
[Les femmes lisent de plus en plus au XVIIIe siècle et délaissent la Bible pour l'Encyclopédie, les romans et les journaux.]
Le livre favorise la sociabilité et les échanges entre femmes. Dans les cercles et les salons, sous prétexte de lire, on refait le monde. Commence alors à s'installer la litanie masculine, qui deviendra obsédante et récurrente tout au long du XIXe siècle, de la « femme qui lit trop ».
La femme qui lit, d'ailleurs, lit toujours trop. Elle est dans l'excès, dans la transe, dans le dehors de soi. Il faut donc s'en méfier, comme le fait cet homme compatissant : « Je ne fais pas reproche qu'une femme cherche à affirmer sa façon d'écrire et l'art de sa conversation par des études appropriées et une lecture choisie avec décence et qu'elle tente de ne pas rester tout à fait sans connaissances scientifiques ; mais elle ne doit pas faire de la littérature un métier, elle ne doit pas s'aventurer dans les domaines de l'érudition.1 »