MERLIN. – […] J'apportais un billet de sa part à Monsieur le Comte.
MADAME ARGANTE. – Un billet à Monsieur le Comte ?
MERLIN. – Oui, Madame ; mais je vais dire à ma Maîtresse que je ne l'ai point
trouvé, et que j'ai eu seulement l'honneur de faire la révérence à Madame sa
grand'mère.
MADAME ARGANTE. – Comment, grand'mère, grand'mère, moi, moi,
grand'mère ! Mais voyez un peu cet insolent ? Est‑ce que j'ai l'air d'une
grand'mère ?
LISETTE. – On ne peut pas se méprendre plus grossièrement.
MADAME ARGANTE. – Il semble que tout soit fait aujourd'hui pour me
désespérer.
LISETTE. – Que vous est-il donc arrivé ?
MADAME ARGANTE. – Je viens de rencontrer le petit Comte dans un carrosse.
LISETTE. – Hé bien, Madame.
MADAME ARGANTE. – Mon coquin de fils était avec lui.
LISETTE. – Quoi, Madame ! Est‑ce qu'ils se connaissent ?
MADAME ARGANTE. – Je ne crois pas ; mais Éraste aura su que nous nous
aimons, il lui va faire cent sots contes de moi1.
LISETTE. – Oh, Madame ! Il a trop de respect.
MADAME ARGANTE. – Lui, du respect ! C'est un petit dénaturé qui ne veut
pas que je me marie.
LISETTE. – Le petit ridicule !
MADAME ARGANTE. – Il porte exprès des perruques brunes2, et il dit partout
qu'il a trente‑cinq ans, pour m'empêcher de paraître aussi jeune que je le suis.
LISETTE. – Le méchant esprit ! Il n'en a pas encore vingt, je gage.
MADAME ARGANTE. – Assurément il ne les a pas ; et quand je le fis, j'étais si
jeune, si jeune, que c'est un miracle que je l'aie fait. […] Je me vengerai de son
ingratitude, et je veux me dépêcher de devenir Comtesse.
LISETTE. – Vous ne sauriez prendre un meilleur parti.
MADAME ARGANTE. – Tout ce qui m'inquiète, c'est que ce petit Comte
est bien joli homme ; et les jolis gens aujourd'hui sont rarement sans beaucoup
d'intrigues.
LISETTE. – Et quand il en aurait, Madame, il ne devrait vous en paraître que
plus aimable. De bonne foi, vous accommoderiez‑vous d'un amant qui n'aurait
aucun sacrifice à vous faire ?
MADAME ARGANTE. – Non ; mais, je ne voudrais point un mari qui me
sacrifiât à ses maîtresses.
LISETTE. – Ma foi, Madame, je répondrais bien3 de celui‑ci, et je mettrais ma
main au feu qu'il ne vous fera jamais d'infidélité.
La mode, pour les jeunes hommes (riches), était alors aux
perruques blondes, par opposition aux « honnêtes bourgeois », qui portaient des perruques brunes.