L'Illusion comique - Pierre Corneille
ALCANDRE. – Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
Tout s'élève ou s'abaisse au branle1 de sa roue ;
Et son ordre inégal, qui régit l'univers,
Au milieu du bonheur a ses plus grands revers. […]
Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
Et pour les redoubler voyez ses funérailles.
Ici on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec leur portier2, qui comptent
de l'argent sur une table, et en prennent chacun leur part.
PRIDAMANT. – Que vois‑je ? Chez les morts compte‑t‑on de l'argent ?
ALCANDRE. – Voyez si pas un d'eux s'y montre négligent.
PRIDAMANT. – Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme3 en un moment étouffe leurs discords4,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
ALCANDRE. – Ainsi tous les acteurs d'une troupe comique5,
Leur poème récité, partagent leur pratique6 :
L'un tue, et l'autre meurt, l'autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Votre fils et son train7 ont bien su, par leur fuite,
D'un père et d'un prévôt8 éviter la poursuite ;
Mais tombant dans les mains de la nécessité,
Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
PRIDAMANT. – Mon fils comédien !
ALCANDRE. – D'un art si difficile
Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
Et, depuis sa prison, ce que vous avez vu,
Son adultère amour, son trépas imprévu,
N'est que la triste fin d'une pièce tragique
Qu'il expose aujourd'hui sur la scène publique,
Par où ses compagnons en ce noble métier
Ravissent à Paris un peuple tout entier.