La véritéa, vous dira n'importe quel dictionnaire, est une propriété que possèdent certaines de nos idées : elle consiste dans ce fait qu'elles sont « d'accord », de même que l'erreur consiste dans ce fait qu'elles sont « en désaccord », avec la réalité. Les pragmatistes et les intellectualistesb s'entendent pour admettre cette définition comme une chose qui va de soi. Ils ne cessent de s'entendre qu'au moment où l'on soulève la question de savoir exactement ce que signifie le terme « accord », et ce que signifie le terme «réalité », – lorsque l'on voit dans la réalité quelque chose avec quoi nos idées doivent « s'accorder ». […]
L'opinion courante, là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de la réalité correspondante. […] Lorsqu'elles sont vraies, nos idées des choses sensibles reproduisent ces dernières, en effet. Fermez les yeux, et pensez à cette horloge, là-bas, sur le mur : vous avez bien une copie ou reproduction vraie du cadran. Mais l'idée que vous avez du « mouvement d'horlogerie », à moins que vous ne soyez un horloger, n'est plus […] une copie, bien que vous l'acceptiez comme telle, parce qu'elle ne reçoit de la réalité aucun démenti. Se réduisit-elle à ces simples mots, « mouvement d'horlogeriec », ces mots font pour vous l'office de mots vrais. Enfin, quand vous parlez de l'horloge comme ayant pour « fonction » de « marquer l'heure », ou quand vous parlez de « l'élasticité » du ressort, il est difficile de voir au juste de quoi vos idées peuvent bien être la copie ! – Vous voyez qu'il y a ici un problème. Quand nos idées ne peuvent pas positivement copier leur objet, qu'est-ce qu'on entend par leur « accord » avec cet objet ? Ces conceptions exigent d'être discutées au point de vue pragmatique. – Or, le grand principe des intellectualistes est que la vérité consiste dans une relation toute statique, inerte. Une fois que l'idée vraie d'une chose est en vous, tout est dit. Vous l'avez en votre possession ; vous détenez une connaissance. […]
Le pragmatisme, lui, pose ici sa question habituelle : « étant admis qu'une idée, qu'une croyance est vraie, quelle différence concrète va-t-il en résulter dans la vie que nous vivons ? De quelle manière cette vérité va-t-elle se réaliser ? Quelles expériences vont se produire, au lieu de celles qui se produiraient si notre croyance était fausse ? » […]
En posant cette question, le pragmatisme voit aussitôt la réponse qu'elle comporte : les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire cela. Voilà quelle différence pratique il y a pour nous dans le fait de posséder des idées vraies ; et voilà donc ce qu'il faut entendre par la vérité, car c'est là tout ce que nous connaissons sous ce nom !
Telle est la thèse que j'ai à défendre. La vérité d'une idée n'est pas une propriété qui se trouverait lui être inhérente et qui resterait inactive. La vérité est un événement qui se produit pour une idée. Celle-ci devient vraie ; elle est rendue vraie par certains faits. Elle acquiert sa vérité par un travail qu'elle effectue, par le travail qui consiste à se vérifier elle-même, qui a pour but et pour résultat sa vérification. Et, de même, elle acquiert sa validité en effectuant le travail ayant pour but et pour résultat sa validation. […]
La méthode pragmatique est avant tout une méthode permettant de résoudre des controverses métaphysiquesd qui pourraient autrement rester interminables. Le monde est-il un ou multiple ? N'admet-il que la fatalité, ou admet-il la liberté ? Est-il matériel ou spirituel ? – Voilà des conceptions dont il peut se trouver que l'une ou l'autre n'est pas vraie ; et là-dessus les débats restent toujours ouverts. En pareil cas, la méthode pragmatique consiste à entreprendre d'interpréter chaque conception d'après ses conséquences pratiques. Voici alors comment elle pose le problème : que telle conception fût vraie, et non telle autre, quelle différence en résulterait‑il pratiquement pour un homme ? Qu'aucune différence pratique ne puisse être aperçue, on jugera que les deux possibilités reviennent au même et que toute discussion serait vaine. Pour qu'une controverse soit sérieuse, il faut pouvoir montrer quelle conséquence pratique est nécessairement attachée à ce fait que telle possibilité est seule vraie.