Fin août 1914, le narrateur rentre chez lui et découvre que Françoise, sa cuisinière, pleure parce qu'une de ses connaissances a été tuée à la guerre.
Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les
communiqués 1, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d'hôtel qui n'y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique ; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : « Ça doit chauffer, notre
vieux Joffre 2 est en train de leur tirer des plans sur la
comète 3. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s'agissait, mais n'en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par
urbanité 4, et haussant gaiement les épaules d'un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d'un sourire. [...]
Le maître d'hôtel n'eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu'on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu'il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l'ennemi, etc. », actions qu'il célébrait comme de nouvelles victoires. J'étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d'hôtel, ayant vu dans un communiqué qu'une action avait eu lieu près de Lens, n'eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à
Jouy‑le‑Vicomte 5, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d'hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy‑le‑Vicomte, qui n'était pas tellement éloigné de
Combray 6. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux.
On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu'on ne se croit pas battu, mais vainqueur.