Dans cet essai, Bruno Patino examine la situation de l'homme moderne face à l'exposition permanente aux écrans et plus particulièrement à Internet. Il donne des clés pour prendre de la distance avec les nouvelles technologies.
Et, l'homme, donc, annonce que son entreprise a réussi à calculer le temps d'attention réel du poisson [rouge]. Le fameux attention span. Et celui-ci est effectivement dérisoire. L'animal est incapable de fixer son attention au-delà d'un délai de 8 secondes. Après ces 8 petites secondes, il passe à autre chose et remet à zéro son univers mental.
Reste que l'homme n'en a pas fini de ses annonces. Les ordinateurs de Google ont également réussi à estimer le temps d'attention de la génération des Millennials. Ceux qui sont nés avec la connexion permanente et ont grandi avec un écran tactile au bout des doigts. Ceux qui, comme nous, ne peuvent s'empêcher de sentir une vibration au fond de leur poche ; ceux qui, dans les transports en commun, avancent l'œil rivé sur le smartphone, concentrés dans l'espace-temps de leur écran. Le temps d'attention, la capacité de concentration de cette génération, annonce l'homme, est de 9 secondes. Au-delà, son cerveau, notre cerveau, décroche. Il lui faut un nouveau stimulus, un nouveau signal, une nouvelle alerte, une autre recommandation. Dès la dixième seconde. Soit à peine une seconde de plus que le poisson rouge.
Pour Google, ces 9 secondes représentent un défi à la mesure de l'entreprise californienne : comment faire pour continuer à capter les regards d'une génération « distraite de la distraction par la distraction », pour reprendre les mots de T.S. Eliot. [...]
Nos rêves numériques se brisent sur cette durée dérisoire. L'infini nous était promis. Il était entendu que le cyberespace ne connaîtrait de limite que celle du génie humain. Au lieu de quoi, nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés.
Le nouveau capitalisme numérique est un produit et un producteur de l'accélération générale. Il tente d'augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. Après avoir réduit l'espace, il s'agit d'étendre le temps tout en le comprimant, et de créer un instantané infini. L'accélération a remplacé l'habitude par l'attention, et la satisfaction par l'addiction. Et les algorithmes sont les machines-outils de cette économie.
L'économie de l'attention détruit, peu à peu, tous nos repères. Notre rapport aux médias, à l'espace public, au savoir, à la vérité, à l'information, rien ne lui échappe.