CRÉON. – Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon ce matin. Marie-toi
vite.
ANTIGONE, dans un souffle. – Oui.
CRÉON. – Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien
oiseuse1, je t'assure. Tu as ce trésor, toi encore.
ANTIGONE. – Oui.
CRÉON. – [...] Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce
que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir,
entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la.
Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis
au soleil. [...] Tu l'apprendras toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on
aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient dans sa main,
un banc pour se reposer le soir devant la maison. Tu vas me mépriser encore,
mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir, la
vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.
ANTIGONE, murmure, le regard perdu. – Le bonheur...
CRÉON, a un peu honte soudain. – Un pauvre mot, hein ?
ANTIGONE, doucement. – Quel sera‑t‑il, mon bonheur ? Quelle femme
heureuse deviendra‑t‑elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra‑t‑il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau2 de bonheur ? Dites, à qui devra‑t‑elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra‑t‑elle laisser mourir en détournant le regard ?
CRÉON, hausse les épaules. – Tu es folle, tais-toi.
ANTIGONE. – Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y
prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de
suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.
CRÉON. – Tu aimes Hémon ?
ANTIGONE. – Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ;
un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur
doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je
pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes,
s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il
sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit
apprendre à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon !
CRÉON. – Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE. – Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez
plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer, avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit). [...] Vous
me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte
que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette
petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux
tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas
être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage.
Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand
j'étais petite – ou mourir.