Il existe encore un troisième plongeoir. Celui-là est dangereux, tout le
monde le sait. Ils l'appellent le Face To Face parce que, rigolent-ils, c'est
le grand face à face : on y est face au monde (primo), face à soi (deuxio),
et face à la mort (tertio), arghhhh la môôôrt ! ils hurlent, écarquillant les
yeux et outrant leur squelette, gargouilles de chair, ils se marrent franchement,
n'y croient pas une seconde, pour eux le Face To Face est le promontoire
des duels, celui où cogne le soleil des westerns, celui de l'épate
et du grand jeu. Situé à douze mètres, il est si exigu que seuls deux pieds
peuvent s'y tenir assez espacés pour que le corps demeure en équilibre – le
départ de saut est crucial, aucun faux mouvement ne se tolère, l'envol se
doit d'être précis – , et se trouve sur le versant oriental, ce qui n'est pas
bon : par vent d'est – vent de merde, brutal et glacé – les flots déchiquetés
s'y précipitent, pointes dures en hameçon, si bien qu'après le saut, il
faut encore savoir s'extirper du ressac puis contourner la pointe du Cap
afin de retrouver le passage dans les rochers et grimper facilement. Ils y
montent tous pourtant. Plus rares sont ceux qui plongent – Eddy, Rachid,
Ptolémée et Mario. Et quand ils se précipitent de là-haut, c'est la même
crue qui les traverse, une crue de l'espace et du temps, une amplification
de la lumière, une saisie de la joie.
Ils défilent chacun leur tour, pas de bousculade. Eddy – encore lui –
régule le flot des sauteurs, vérifie d'un coup d'œil que la zone de réception
est vide avant de faire signe au plongeur suivant qui trépigne hé, j'y
vais, pousse-toi, c'est à moi, c'est maintenant. Le truc qui les fait rire,
c'est de hurler durant la chute une phrase entière avant le splash final,
un slogan ou une déclaration – les trois et quatre syllabes, trop faciles :
SPIDER-MAAAN ! ZIDANE REVIEEEENS ! ALLAH AKBAAAAAR !
Les longues, plus risquées : AÏCHA MA VIE SI TU M'AIM… ALLEZ
TOUS VOUS FAIRE… J'AIME LES GROS SEINS D'ANGELINA JO...
FOUTEZ LE FEU AUX BAUM... Le psaume du frimeur : REGARDEZ-
MOI, REGARDEZ-MOI TOUS !
Il y en a une qui regarde, justement, qui n'en perd pas une
miette, ramasse tout ce qui se passe sur la Plate, accroupie dans
l'ombre bleutée d'un rocher à profil animal – crête de stégosaure – , et retient son souffle quand ses yeux grands ouverts
scrutent, repèrent et enregistrent visages et déplacements, fixent
voix et rires – puisque là-devant, à quelques mètres, ça discute
sec, ça rigole, ça s'esclaffe et ça chantonne, ça mange des frites
mayonnaise, des beignets, ça boit du Coca, ça commente les
magazines, ça se crème le dos, ça se paluche, ça fume, ça prend
ses aises, ça se croit chez soi.