Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable
que l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient
ces muscles vivaces, tordaient ce coeur qu'avaient seulement effleuré les
orgies, l'étude et la maladie. Comme, lorsqu'un célèbre criminel arrive
au bagne, les condamnés l'accueillent avec respect, ainsi tous ces démons
humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure
profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la
majesté de sa muette ironie, à l'élégante misère de ses vêtements. Le jeune
homme avait bien un frac1 de bon goût, mais la jonction de son gilet et
de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu'on lui supposât du
linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d'une douteuse
propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le tailleur
et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c'est que les enchantements
de l'innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans
ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore
vingt-cinq ans, et le vice paraissait n'y être qu'un accident. La verte vie de
la jeunesse y luttait encore avec les ravages d'une impuissante lubricité2.
Les ténèbres et la lumière, le néant et l'existence s'y combattaient en produisant
tout à la fois de la grâce et de l'horreur. Le jeune homme se présentait
là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces
professeurs émérites de vice et d'infamie, semblables à une vieille femme
édentée, prise de pitié à l'aspect d'une belle fille qui s'offre à la corruption,
furent-ils prêts à crier au novice : « Sortez ! » Celui-ci marcha droit à la
table, s'y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d'or qu'il avait
à la main, et qui roula sur Noir ; puis, comme les âmes fortes, abhorrant
de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois
turbulent et calme. L'intérêt de ce coup était si grand que les vieillards ne
firent pas de mise ; mais l'Italien saisit avec le fanatisme de la passion une
idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d'or en opposition au jeu de
l'inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue
converties en un cri rauque et inintelligible : « Faites le jeu ! – Le jeu est
fait ! – Rien ne va plus. » Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter
bonne chance au dernier venu, indifférent qu'il était à la perte ou au gain
fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs
voulut voir un drame et la dernière scène d'une noble vie dans le sort de
cette pièce d'or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ;
mais, malgré l'attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et
le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme
d'émotion sur sa figure froide et résignée. – « Rouge, pair, passe », dit
officiellement le tailleur. Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de
l'Italien lorsqu'il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le banquier.
Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu'au moment où
le râteau s'allongea pour ramasser son dernier napoléon.