Un beau matin, alors que mon frère et moi jouions derrière la maison,
nous trouvâmes un petit chat perdu qui miaulait à fendre l'âme1. Nous
lui donnâmes quelques miettes de nourriture et nous le fîmes boire, mais il
continuait de miauler. Mon père s'amena en caleçon, titubant2 lourdement,
encore à moitié endormi, par la porte de la cuisine et nous ordonna de nous
taire. Nous lui répondîmes que c'était le petit chat qui faisait tout ce bruit, et
il nous dit de le chasser. Nous essayâmes de faire partir le petit chat, mais il
ne voulait rien savoir. Mon père intervint.
« Allez, ouste ! » cria-t-il.
Le petit chat squelettique s'attardait, se frottait contre nos jambes avec des
miaulements plaintifs.
« Tuez-moi cette maudite bête !
grogna mon père. Faites ce que vous
voulez, mais débarrassez-moi de
ça ! »
Il rentra dans la maison en grommelant3.
Je lui en voulais d'avoir
crié et cela m'agaçait de ne pouvoir
lui montrer mon ressentiment.
Comment lui rendre la monnaie de
sa pièce ?4 [...]
« Il a dit qu'on tue le petit chat,
dis-je à mon frère.
– Il le pensait pas vraiment, repartit
celui-ci.
– Si, il le pensait. Moi, j'vais le
tuer ! [...] »
Mon frère se sauva, effrayé. Je
trouvai un morceau de corde et j'en
fis un grand nœud coulant que je
passai autour du cou du chat. Puis je
glissai la corde sur un clou et j'arrachai
l'animal du sol. Il haleta5, bava,
tournoya, se plia en deux, battit désespérément
le vide de ses griffes et
finalement sa bouche s'ouvrit toute
grande, laissant pendre une langue
blanche et rose. J'attachai la corde à
un clou et je me mis à la recherche
de mon frère. Il était tapi dans un
coin de la maison.
« Je l'ai tué, chuchotai-je.
– T'as mal fait, dit mon frère.
– Maintenant, Papa va pouvoir dormir, dis-je, tout content de moi. [...]
– Je vais le dire », fit mon frère en se sauvant dans la maison.
J'attendis, résolu à me défendre à l'aide des paroles inconsidérées6 de mon
père ; je jouissais par anticipation de la satisfaction que j'aurais à les lui répéter,
bien que je fusse conscient du fait qu'il les avait prononcées dans la
colère. Ma mère accourut, s'essuyant les mains à son tablier. Elle s'arrêta et
pâlit quand elle vit le chat pendu au bout de la corde.
« Au nom du Ciel, qu'est-ce que tu as fait ? » interrogea-t-elle. [...]
Elle me saisit par la main et me traîna jusqu'au lit de mon père et lui raconta
ce que j'avais fait.
« On n'est pas idiot à ce point-là ! gronda mon père.
– Tu m'as dit de le tuer.
– Je t'ai dit de me débarrasser de lui.
– Tu m'as dit de le tuer, ripostai-je d'un ton assuré.
– Sors d'ici ou je vais t'flanquer une paire de baffes ! » beugla mon père d'un
air dégoûté ; après quoi il me tourna le dos et se renfonça sous les couvertures.
Ce fut ma première victoire sur mon père. Je lui avais fait croire que j'avais
pris ses paroles à la lettre. Il ne pouvait me punir maintenant sans compromettre
son autorité. J'étais heureux parce que j'avais enfin trouvé le moyen de
le critiquer ouvertement. Je lui avais fait comprendre que s'il me battait pour
avoir tué le chat, je n'attacherais plus désormais aucune valeur à ses paroles. Je
lui avais fait comprendre que je savais à quel point il était cruel, et cela, sans
lui donner la possibilité de me punir.
De façon déchirante.
Chancelant sur ses jambes.
En exprimant sa mauvaise
humeur.
Respira à un rythme précipité.
Irréfléchies.