Pierre Guyomar est l'un des rares députés défenseurs des droits de la femme
pendant l'époque post‑révolutionnaire. Dans cet extrait, il rejette avec force
l'idée d'une hiérarchie naturelle et politique entre les hommes et les femmes.
Quelle est donc la prodigieuse différence qui existe entre l'homme et
la femme ? Je n'en vois aucune dans les traits caractéristiques. Je veux
dire l'âme pour ceux qui les admettent, la raison et les passions pour les
partisans de l'un ou de l'autre système. Il y a sans doute une différence,
c'est celle des sexes. Celle‑là n'est certes pas à l'avantage de notre orgueil,
puisqu'elle nous rapproche des animaux auxquels nous tenons sous divers
rapports. Comme nous, ces êtres sensibles sont habitants du globe. Mais
je ne conçois pas comment une différence sexuelle en mettrait une dans
l'égalité des droits. Quoi ! Ce serait là la ligne de démarcation tracée
par la nature, entre la partie souveraine et la partie sujette1
dans l'espèce
humaine ? En ce cas‑là, les femmes naissent et demeurent esclaves, et
inégales en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que
sur l'utilité commune des hommes.
Telle est l'explication naturelle qu'il faut donner, dans ce système, à
l'article premier des droits. J'avoue que, dans le second article, la femme
jouit de la sureté, de la propriété qu'il garantit : on semblerait convenir par
là que les droits doivent être communs et réciproques. J'en pourrai donc
tirer un argument favorable, que le troisième article va me donner lieu
de présenter dans le plus grand jour. « Le principe de toute souveraineté
réside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peut
exercer d'autorité qui n'en émane expressément. »
De deux choses l'une, ou la nation est composée d'hommes et de
femmes, ou elle ne l'est que d'hommes. Dans le premier cas, les hommes
forment un corps, contre l'esprit de l'article ; dans le second cas, les
femmes sont les ilotes2
de la République. Choisissez ! De bonne foi, la
différence des sexes est‑elle un titre mieux fondé que la couleur des nègres3
à l'esclavage ?
La philosophie vient de rendre ces hommes à la grande famille, et la
réunion des Noirs et des Blancs fera époque4
dans les annales du genre
humain. Cette réunion tardive des mâles, diversement colorés, dans les
mêmes assemblées primaires, fera connaitre tout à la fois, et l'imbécilité,
et la dépravation5
humaine, et le triomphe éclatant du philosophe sur les
gens à préjugés.
Ou je me trompe lourdement, ou une peau blanche, noire, ne caractérise pas plus l'exclusion à la souveraineté dans l'espèce humaine, qu'un
sexe mâle, féminin. D'où je conclus que la supériorité que les hommes
affectent par le fait sur les femmes, est aussi attentatoire6
à la justice qu'à la
souveraineté. Tout ou rien, voilà l'alternative que les partisans de l'égalité
et de la liberté peuvent et doivent proposer. Dans cette grande cause, les
demi‑moyens sont aussi illusoires que dérisoires.
Le Partisan de l'égalité politique entre les individus ou Problème très important de
l'égalité en droits et de l'inégalité en fait, brochure publiée le 27 avril 1793, orthographe
et ponctuation modernisées.
1. Soumise à une autorité.
2. À l'origine, esclaves des Spartiates, dont les conditions de vie étaient particulièrement dures ; se dit plus généralement d'une personne asservie, réduite à la
misère et à l'ignorance.
3. Ce mot n'a pas, à cette époque, de sens péjoratif.
4. Fera date, marquera. L'esclavage sera aboli le 29 aout 1793 à Saint‑Domingue et
le 4 février 1794 dans l'ensemble des colonies françaises (mais Napoléon le rétablira le 20 mai 1802).
5. Dégradation morale.
6. Qui porte atteinte à, qui attaque.