Ziméo est originaire du Bénin. Arraché à sa terre natale et aux siens par des
Portugais qui l'ont réduit en esclavage, il se retrouve, au terme d'un long
périple, en terre jamaïquenne. Devenu le chef redoutable et respecté des
Nègres marrons, une troupe d'anciens esclaves révoltés, le personnage revient
sur un épisode majeur de sa vie pour expliquer les raisons de sa rébellion.
Voilà le moment qui m'a changé, qui m'a donné cette passion pour
la vengeance, cette soif de sang qui me fait frémir moi‑même lorsque je
reviens à m'occuper d'Ellaroé1, dont la seule image adoucit encore mes
pensées.
Dès que notre sort fut décidé, mon épouse et son père se jetèrent aux
pieds des monstres qui nous séparaient ; je m'y précipitai moi‑même.
Honte inutile ! On ne daigna pas nous entendre. Au moment où on
voulut m'entrainer, mon épouse, les yeux égarés, les bras étendus et jetant
des cris affreux (je les entends encore), mon épouse s'élança vers moi. Je
me dérobai à mes bourreaux, je reçus Ellaroé dans mes bras, qui l'entourèrent ; elle m'entoura des siens, et sans raisonner, par un mouvement
machinal, chacun de nous entrelaçant ses doigts et serrant ses mains, formait une chaine autour de l'autre ; plusieurs mains cruelles firent de vains
efforts pour nous détacher. Je sentis que ces efforts ne seraient pas longtemps inutiles : j'étais déterminé à m'ôter la vie. Mais comment laisser
dans cet horrible monde ma chère Ellaroé ? J'allais la perdre, je craignais
tout, je n'espérais rien, toutes mes pensées étaient barbares : les larmes
inondaient mon visage ; il ne sortait de ma bouche que des hurlements
sourds, semblables au rugissement d'un lion fatigué du combat. Mes mains, se détachant du corps d'Ellaroé, se portèrent à son cou… Ô grand
Orissa2 !... Les Blancs enlevèrent mon épouse à mes mains furieuses ; elle
jeta un cri de douleur au moment où l'on nous désunit. Je la vis porter ses
mains à son cou pour achever mon dessein3
funeste ; on l'arrêta. Elle me
regardait : les yeux, tout son visage, son attitude, les sons inarticulés qui
sortaient de sa bouche, exprimaient les regrets et l'amour.
On m'emporta dans le vaisseau4 de votre nation. J'y fus garrotté et placé
de manière que je ne pus attenter à ma vie5, mais on ne pouvait me forcer
à prendre de la nourriture. Mes nouveaux tyrans employèrent d'abord les
menaces ; bientôt ils me firent souffrir des tourments que des Blancs seuls
peuvent inventer. Je résistais à tout.
Orthographe et syntaxe modernisées.
1. Épouse promise à Ziméo qui, comme lui, fut embarquée pour être réduite en
esclavage dans les colonies.
2. Divinité dans la culture yoruba (originaire d'Afrique de l'Ouest et qui avec la
colonisation s'est répandue en Amérique, notamment à Cuba, Porto Rico, Haïti,
au Brésil).
3. Projet.
4. Bateau.
5. Me suicider.