Rassemblant sous forme de « remarques » des réflexions personnelles, des
morales, des portraits, Les Caractères
constituent une fine observation des
mœurs d'une époque. Dans cette partie intitulée « Des Grands », La Bruyère
s'attaque aux puissants.
23. C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une même religion et un
même Dieu. Quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques,
comme le marchand ou le laboureur ? Évitons d'avoir rien1 de commun
avec la multitude ; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent. Qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs2 (telles gens, tels patrons) ; qu'elle voie avec plaisir revenir, toutes les années, ce jour particulier que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes3 ; faisons‑nous baptiser sous ceux d'Annibal, de César et de Pompée : c'étaient de grands
hommes ; sous celui de Lucrèce : c'était une illustre Romaine ; sous ceux
de Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrède : c'étaient des paladins4,
et le roman n'a point de héros plus merveilleux ; sous ceux d'Hector,
d'Achille, d'Hercule, tous demi‑dieux ; sous ceux même de Phébus et de
Diane. Et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter ou Mercure,
ou Vénus, ou Adonis ?
24. Pendant que les grands négligent de rien connaitre, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent5 eux‑mêmes de cette ignorance ; qu'ils se laissent appauvrir et maitriser par des intendants6 ; qu'ils se contentent d'être gourmets ou coteaux7, d'aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute8, de dire combien il y a de postes9
de Paris à Besançon, ou à Philisbourg, des citoyens s'instruisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à mieux se placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics. Les grands, qui les dédaignaient, les révèrent10 : heureux s'ils deviennent leurs gendres.
25. Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus
opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me parait
content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut
faire aucun bien, et est capable de grands maux. L'un ne se forme et ne
s'exerce que dans les choses qui sont utiles ; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument11 la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne12 et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme : celui‑là a un bon fond, et n'a point de dehors ; ceux‑ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut‑il opter ? Je ne balance pas13 : je veux être peuple.
1. Quoi que ce soit.
2. Apôtres, disciples, martyrs : référence aux personnages importants de la Bible,
qui ont leur fête dans le calendrier.
3. Ici : qui n'ont pas pour origine la religion chrétienne.
4. Valeureux chevaliers du Moyen Âge.
5. Vantent.
6. Employés qui dirigent le personnel, gèrent la fortune.
7. Amateurs de vins.
8. Meutes de chiens, pour la chasse. La vieille meute désigne les chiens que l'on
envoie une fois que la première meute est fatiguée.
9. De kilomètres (une poste = environ 10 km).
10. Traitent avec le plus grand respect.
11. Avec une sincérité innocente et naïve.
12. Mauvaise, nuisible.
13. Je n'hésite pas.