Lors de mon quatrième voyage en Utopie1, au lieu de marchandises, j'avais
embarqué une assez jolie pacotille de livres2, bien résolu que j'étais de revenir
en Europe le plus tard possible. En quittant les Utopiens, je leur laissai ma
bibliothèque […].
En médecine, ils ont quelques ouvrages d'Hippocrate3, et le Microtechnê de
Galien3 […]. Ces deux derniers livres sont chez eux en grande estime ; car, s'il
n'y a pas de pays où la médecine soit moins nécessaire qu'en Utopie, il n'y en a
pas où elle soit plus honorée. Les Utopiens la mettent au rang des parties les plus
utiles et les plus nobles de la philosophie naturelle. Le médecin, disent‑ils, qui
s'applique à pénétrer les mystères de la vie, non seulement puise dans cette étude
d'admirables jouissances, mais encore il se rend agréable au divin ouvrier, auteur
de la vie. Dans les idées utopiennes, le Créateur, ainsi que les ouvriers de la terre,
expose sa machine du monde aux regards de l'homme, seul être capable de comprendre
cette belle immensité. Dieu voit avec amour celui qui admire ce grand
oeuvre, et cherche à en découvrir les ressorts et les lois ; il regarde avec pitié celui
qui demeure froid et stupide à ce merveilleux spectacle, comme une bête sans âme.
On concevra maintenant que les Utopiens, dont l'esprit est cultivé sans cesse
par l'étude des sciences et des lettres, soient doués d'une aptitude remarquable
pour les arts et les inventions utiles au bien‑être de la vie. Ils nous doivent l'imprimerie
et la fabrication du papier ; mais en cela leur génie leur servit autant que
nos leçons, car nous ne connaissions bien à fond aucun de ces deux arts. Nous
ne fîmes donc que leur montrer les impressions d'Aldus4, leur parlant en termes
vagues de la matière employée à la fabrication du papier, et des procédés de l'imprimerie.
Bientôt ils devinèrent ce que nous leur avions seulement indiqué. Avant,
ils écrivaient sur des peaux, des écorces, des feuilles de papyrus ; ils essayèrent bien
vite de faire du papier et d'imprimer. Ces premières tentatives furent stériles, mais,
à force d'expériences mille fois répétées, ils parvinrent à obtenir un succès complet ; et, s'ils avaient en main tous les manuscrits grecs, ils pourraient en tirer de
nombreuses éditions. Ils ne possèdent aujourd'hui d'autres livres que ceux que je
leur ai laissés ; mais ces livres, ils les ont déjà multipliés par milliers d'exemplaires.
L'étranger qui aborde en Utopie y est parfaitement reçu, s'il se recommande
par un mérite réel, ou si de longs voyages lui donnent une science exacte des
hommes et des choses. C'est à ce dernier titre que nous devons d'avoir été les
bienvenus dans ce pays, où l'on est excessivement curieux de savoir ce qui se
passe au‑dehors. […] Quant au commerce d'exportation, les Utopiens le font
eux‑mêmes ; et en cela ils ont en vue deux objets : d'abord, se tenir au courant de
tout ce qui se passe à l'extérieur ; puis, entretenir et perfectionner leur navigation.
Mot forgé par Thomas More. Le préfixe
Objets que les marins embarquaient pour les vendre ou les échanger
au cours de leur voyage.
Aldus Manutius (1449‑1515), humaniste et éditeur italien,
publia des textes grecs dans des formats faciles à transporter.