Mais, pour retourner à mon propos, quels hommes sont plus honorés que les
fous ? Qui fut plus fou qu'Alexandre qui, se sentant souffrir de faim, de soif et
quelquefois ne pouvant cacher son vin, étant sujet à être malade et blessé, se faisait
néanmoins adorer comme Dieu ? Et quel nom est plus célèbre entre les rois ?
Quelles personnes ont été pour un temps en plus grande réputation que les philosophes ?
Pourtant vous en trouverez peu qui n'aient été abreuvés de Folie. […]
Aristote ne mourut‑il pas de douleur, comme un fou, ne pouvant comprendre la
cause du flux et reflux de l'Euripe1 ? […] Combien y a‑t‑il d'autres sciences au
monde qui ne sont que pure rêverie alors que ceux qui en font profession sont
considérés comme de grands personnages parmi les hommes ? Ceux qui font
des maisons au ciel2, ces jeteurs de points3, faiseurs de caractères4 et autres semblables,
ne doivent‑ils pas être mis dans cette catégorie ? Que penser de cette folle
curiosité de mesurer le ciel, les étoiles, les mers, la terre, consumer son temps à
compter, calculer, chercher la réponse à mille petites questions, qui en soi sont
folles, mais néanmoins réjouissent l'esprit, le font apparaître grand et subtil
autant que si c'était un quelconque cas d'importance. Je n'aurais jamais terminé,
si je voulais raconter combien d'honneur et de réputation tous les jours se
donnent à cette Dame5, à propos de laquelle vous dites tant de mal. Mais pour le
dire en un mot : mettez‑moi au monde un homme totalement sage d'un côté et
un fou de l'autre et observez lequel sera le plus estimé. Monsieur le sage attendra
qu'on le prie et demeurera avec sa sagesse tout seul, sans qu'on l'appelle à gouverner
les villes, sans qu'on l'appelle en conseil : il voudra écouter, aller posément là
où il sera demandé ; et on a besoin de gens qui soient rapides et efficaces, qui se
trompent plutôt que de demeurer en chemin. […] Le fou ira tant et viendra, en
donnera tant à tort et à travers, qu'il finira par rencontrer quelque cerveau pareil
au sien qui le poussera ; et il se fera estimer grand homme. Le fou se mettra entre
dix mille arquebusades6 et peut‑être en réchappera : il sera estimé, loué, prisé,
suivi par chacun. Il montera quelque projet écervelé, grâce auquel, s'il en revient,
il sera mis jusqu'au ciel. Et vous trouverez juste, en somme, que pour un homme
sage dont on parlera au monde, il y aura dix mille fous qui seront en vogue parmi
le peuple. Cela ne vous suffit‑il pas ? Assemblerai‑je les maux qui seraient au
monde sans Folie, et les commodités qui proviennent d'elle ? […] Qui aurait
traversé les mers, sans avoir Folie pour guide ? Qui s'en serait remis à la miséricorde
des vents, des vagues, des bancs de sable et des rochers, aurait perdu la
terre de vue, serait allé par des voies inconnues trafiquer avec des gens barbares7
et inhumains et serait le premier à en être revenu, si ce n'est la Folie ? Et pourtant
c'est de cette façon que sont communiquées les richesses d'un pays à un autre,
les sciences, les façons de faire, c'est de cette manière qu'ont été connues la terre,
les propriétés et les natures des herbes, pierres et animaux.
Détroit en Grèce. Aristote s'y serait jeté, de désespoir de n'avoir pas su expliquer pourquoi le courant
s'inversait à cet endroit.