Sur la grande terre ferme nous sommes certains que nos Espagnols, par
leurs cruautés et leurs œuvres néfastes, ont dépeuplé et dévasté des terres pleines
d'hommes doués de raison qui sont aujourd'hui désertes. Ce sont plus de dix
royaumes plus grands que toute l'Espagne, l'Aragon et le Portugal réunis, et
plus de terre qu'il n'y en a deux fois entre Séville et Jérusalem, ce qui fait plus
de deux milles lieues.
Au cours de ces quarante ans, plus de douze millions d'âmes, hommes,
femmes et enfants, sont morts injustement à cause de la tyrannie et des œuvres
infernales1 des chrétiens. C'est un chiffre sûr et véridique. Et en réalité je crois,
et je ne pense pas me tromper, qu'il y en a plus de quinze millions.
Ceux qui sont allés là‑bas et qui se disent chrétiens ont eu principalement deux
manières habituelles d'extirper et de rayer de la face de la terre ces malheureuses
nations. L'une en leur faisant des guerres injustes, cruelles, sanglantes et tyranniques. L'autre, après avoir tué tous ceux qui pourraient désirer la liberté, l'espérer
ou y penser, ou vouloir sortir des tourments qu'ils subissaient, comme tous les
seigneurs naturels et les hommes (car dans les guerres on ne laisse communément
en vie que les jeunes et les femmes), en les opprimant dans la plus dure, la plus
horrible et la plus brutale servitude à laquelle on a jamais soumis hommes ou
bêtes. À ces deux formes de tyrannie infernale se réduisent, se résument et sont
subordonnées toutes les autres, infiniment variées, de destruction de ces peuples.
Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d'âmes et de telle qualité, c'est
seulement dans le but d'avoir de l'or, de se gonfler de richesses en très peu de
temps et de s'élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne. À
cause de leur cupidité et de leur ambition insatiables2, telles qu'il ne pouvait y
en avoir de pires au monde, et parce que ces terres étaient heureuses et riches, et
ces gens si humbles, si patients et si facilement soumis, ils n'ont eu pour eux ni
respect, ni considération, ni estime. (Je dis la vérité sur ce que je sais et ce que
j'ai vu pendant tout ce temps.) Ils les ont traités je ne dis pas comme des bêtes
(plût à Dieu qu'ils les eussent traités et considérés comme des bêtes), mais pire
que des bêtes et moins que du fumier.
C'est ainsi qu'ils ont pris soin de leurs vies et de leurs âmes, et c'est pourquoi
ces innombrables gens sont morts sans foi et sans sacrements3. Or c'est une
vérité notoire et vérifiée, reconnue et admise par tous, même par les tyrans et les
assassins, que jamais les Indiens de toutes les Indes4 n'ont fait le moindre mal
à des chrétiens. Ils les ont d'abord crus venus du ciel jusqu'à ce que, à plusieurs
reprises, les chrétiens leur aient fait subir, à eux ou à leurs voisins, toutes sortes
de maux, des vols, des meurtres, des violences et des vexations.
Dignes des enfers.
Qui ne peuvent pas être satisfaites.
Sans croire en Dieu et sans avoir reçu les
sacrements de la religion chrétienne (comme le baptême, par exemple).