Docte Villegagnon, tu fais une grand faute
De vouloir rendre fine une gent si peu caute1,
Comme ton Amérique, où le peuple inconnu
Erre innocentement tout farouche et tout nu,
D'habits tout ainsi nu, qu'il est nu de malice,
Qui ne connaît les noms de vertu, ni de vice,
De sénat, ni de roi ; qui vit à son plaisir
Porté de l'appétit de son premier désir,
Et qui n'a dedans l'âme, ainsi que nous, empreinte
La frayeur de la loi, qui nous fait vivre en crainte ;
Mais suivant sa nature et seul maître de soi
Soi‑mêmes2 est sa loi, son sénat, et son roi :
Qui de coutres tranchants3 la terre n'importune,
Laquelle comme l'air à chacun est commune,
Et comme l'eau d'un fleuve, est commun tout leur bien,
Sans procès engendrés de ce mot tien, et mien.
Pour ce laisse‑les là ; ne romps plus (je te prie)
Le tranquille repos de leur première vie […].
Las ! si tu leur apprends à limiter la terre,
Pour agrandir leurs champs ils se feront la guerre,
Les procès auront lieu, l'amitié défaudra4,
Et l'âpre ambition tourmenter les viendra, […]
Ils vivent maintenant en leur âge doré.
Or pour avoir rendu leur âge d'or ferré5
En les faisant trop fins1, quand ils auront l'usage
De connaître le mal, ils viendront au rivage
Où ton camp est assis, et en te maudissant,
Iront avec le feu ta faute punissant,
Abominant le jour que ta voile première
Blanchit sur le sablon de leur rive étrangère.
Pour ce laisse‑les là, et n'attache à leur col6
Le joug7 de servitude, ainçois8 le dur licol
Qui les étranglerait, sous l'audace cruelle
D'un tyran, ou d'un juge, ou d'une loi nouvelle.
Vivez, heureuse gent, sans peine et sans souci,
Vivez joyeusement ; je voudrais vivre ainsi !
Cou, auquel sera attaché un
« licol », une corde permettant
d'atteler les animaux de trait.