Dans le prologue, Rabelais s'adresse à ses lecteurs et lectrices.
Buveurs très illustres et vous, vérolés1 très précieux […], Alcibiade dans le
dialogue de Platon intitulé Le Banquet, louant son précepteur Socrate, sans
conteste prince des philosophes, dit entre autres qu'il est semblable aux silènes.
Les silènes étaient jadis des petites boîtes telles que nous en voyons aujourd'hui
dans les boutiques des pharmaciens, peintes sur le dessus de figures joyeuses et
frivoles […]. Mais au dedans on conservait les fines drogues2, […] les pierreries
et autres choses précieuses. Selon Alcibiade, tel était Socrate, car en le voyant du
dehors et en le jugeant sur son apparence extérieure, vous n'en auriez pas donné
une pelure d'oignon, tant il était laid de corps et ridicule d'allure : le nez pointu,
le regard d'un taureau, le visage d'un fou, simple dans ses mœurs, rustique dans
ses vêtements, pauvre en argent, malchanceux avec les femmes, inapte à toutes
les fonctions de la République, toujours à rire, toujours à boire avec chacun, toujours
à se moquer, toujours à dissimuler son divin savoir. Mais en ouvrant cette
boîte, vous y auriez trouvé une céleste et inestimable drogue : intelligence surhumaine,
vertu merveilleuse, courage invincible, sobriété inégalée, contentement
certain, assurance parfaite, détachement incroyable envers tout ce pourquoi les
humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent tant.
À quel propos, à votre avis, tend ce prélude et coup d'essai ? C'est que vous,
mes bons disciples […], quand vous lisez les joyeux titres de certains livres de
notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des braguettes
[…] etc., vous jugez trop facilement que n'y sont traités que moqueries,
folâtreries et mensonges joyeux, vu que l'enseigne extérieure (c'est‑à‑dire le titre)
est, au premier abord, généralement perçue comme relevant de la dérision et de
la plaisanterie. Mais il ne convient pas d'estimer les œuvres des humains avec une
telle légèreté. Car vous‑mêmes dites que l'habit ne fait pas le moine […]. C'est
pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé. Alors
vous saurez que la drogue contenue dedans est d'une tout autre valeur que ne le
promettait la boîte […]. Et même si le sens littéral vous offre des matières assez
joyeuses et correspondant au titre, il faut pourtant ne pas en rester là […], mais
interpréter à plus haut sens3 ce que peut‑être vous croyiez dit de gaieté de cœur4.
N'avez‑vous jamais crocheté de bouteille ? Nom d'un chien ! Rappelez‑vous
la contenance5 que vous aviez. N'avez‑vous jamais vu un chien rencontrant
quelque os à moelle ? […] Si oui, vous avez pu noter avec quelle dévotion il le
guette, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence
il l'entame, avec quelle affection il le brise et avec quelle vitesse il le suce.
[…] Quel bien espère‑t‑il ? Rien qu'un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est
plus délicieux que le beaucoup de toutes autres nourritures parce que la moelle
est un aliment parfait, comme le dit Galien6 […]. À l'exemple du chien il vous
faut être sages pour humer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse […]
puis par une lecture attentive et une méditation fréquente, rompre l'os et sucer
la substantifique moelle.