En la ville de Saragosse il y avait un riche marchand qui, voyant sa
mort approcher et qu'il ne pouvait plus tenir ses biens, que peut‑être il
avait acquis avec mauvaise foi, pensa que, en faisant quelque petit présent
à Dieu, il compenserait après sa mort une partie de ses péchés : comme
si Dieu donnait sa grâce contre de l'argent ! […] Il dit qu'il voulait qu'un
beau cheval d'Espagne qu'il avait fût vendu le plus que l'on pourrait, et que
l'argent en fût distribué aux pauvres, priant sa femme de ne pas manquer,
dès qu'il serait mort, de vendre son cheval et de distribuer cet argent selon
son ordonnance. Quant l'enterrement fut fait et les premières larmes jetées,
la femme, qui n'était pas aussi sotte que les Espagnoles le sont d'habitude, alla
voir le serviteur : […] « Vous irez vendre son cheval, et à ceux qui vous demanderont
combien, vous leur direz un ducat1. Mais j'ai un fort bon chat que je veux
aussi mettre en vente, et que vous vendrez pour quatre‑vingt‑dix‑neuf ducats2 :
et ainsi le chat et le cheval feront tous deux les cent ducats que mon mari voulait
vendre son cheval seul. » Le serviteur accomplit promptement le commandement
de sa maîtresse. Et alors qu'il promenait son cheval sur la place, tenant son
chat entre ses bras, quelque gentilhomme qui autrefois avait vu le cheval et désiré
l'avoir, lui demanda combien il en voulait ; il lui répondit : « Un ducat ». Le
gentilhomme lui dit : « Je te prie, ne te moque point de moi. » « Je vous assure,
monsieur, dit le serviteur, qu'il ne vous coûtera qu'un ducat. Il est vrai qu'il faut
aussi acheter le chat, duquel il faut que j'en aie quatre‑vingt‑dix‑neuf ducats. »
À ce moment‑là, le gentilhomme, qui estimait que le marché était raisonnable,
lui paya promptement un ducat pour le cheval et quatre‑vingt‑dix‑neuf
pour le chat comme il le lui avait demandé et emmena sa marchandise. De son
côté, le serviteur emporta l'argent, dont sa maîtresse fut fort joyeuse. Elle ne
manqua pas de donner le ducat qui provenait de la vente du cheval aux pauvres
mendiants, comme son mari l'avait ordonné, et retint le reste pour subvenir à
ses besoins et à ceux de ses enfants.
[Les nobles qui ont écouté l'histoire en débattent alors.]
« Comment, dit Geburon, n'estimez‑vous pas que c'est une grande faute de
manquer d'accomplir les testaments des amis décédés ?
– Bien sûr, dit Parlamente, pour peu que le testateur soit en bon sens et qu'il
ne rêve point.
– Appellez‑vous rêverie le fait de donner son bien à l'Église et aux pauvres
mendiants ?
– Je n'appelle point rêverie, dit Parlamente, quand l'homme distribue aux
pauvres ce que Dieu lui a donné, mais faire aumône de l'argent d'autrui, je ne
trouve pas cela très sage, car vous verrez ordinairement les plus grands usuriers3
qui soient faire les plus belles et triomphantes chapelles que l'on ne saurait voir,
voulant apaiser Dieu : pour cent mille ducats volés, ils font des édifices à dix mille ducats, comme si Dieu ne savait compter. »