Mais moi, qu'ai‑je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand
m'avez‑vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites et manquer
à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont
pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen
et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les
ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par
état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir.
Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les
discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on
cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux
qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré ; j'obtins dès
lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si
souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même
les divers mouvements de ma figure. Ressentais‑je quelque chagrin, je
m'étudiais à prendre l'air de la sécurité, même celui de la joie ; j'ai porté
le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant
ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et
plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est
ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous
ai vu quelquefois si étonné.
J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi
que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre
contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non
contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous
des formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je
réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement
suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi
seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi‑même avait fixé mon attention sur l'expression des
figures et le caractère des physionomies ; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant,
auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ;
mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus
grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.